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Le 14 octobre 2025, le monde a assisté, presque incrédule, à une scène que l’on croyait reléguée aux archives du XXe siècle : l’armée malgache a pris le pouvoir par la force, dissous les institutions et placé le pays sous son contrôle. Le colonel Michael Randrianirina, figure montante des forces spéciales du CAPSAT, s’est adressé à la nation à la radio : « Nous avons pris le pouvoir ». Dans les rues d’Antananarivo, théâtre depuis plusieurs semaines d’un soulèvement de la jeunesse, les soldats ont investi le palais présidentiel. Le chef de l’État, Andry Rajoelina, aurait quitté le pays selon plusieurs sources médiatiques.

Ce qui se joue là dépasse de loin le cadre d’un simple coup d’État africain. C’est un signal fort d’une mutation profonde dans l’architecture du pouvoir sur le continent, l’effritement des structures postcoloniales et l’émergence d’un nouveau cycle idéologique et géopolitique. La grande question désormais est de savoir si Madagascar n’est qu’un cas isolé de crise interne ou s’il constitue l’un des symptômes d’un processus bien plus large : la reconfiguration de l’Afrique en tant qu’espace stratégique du XXIe siècle.

L’enjeu dépasse largement l’océan Indien. La stabilité et l’orientation politique de Madagascar influencent directement les routes maritimes entre l’Asie du Sud et l’Afrique de l’Est, l’équilibre des forces dans une zone par laquelle transite près de 30 % du fret mondial, ainsi que les stratégies à long terme des grandes puissances telles que les États-Unis, la Chine, l’Inde ou la France.

Seize ans après : l’ironie de l’histoire
Difficile d’ignorer la charge symbolique de ce renversement. En 2009, ce même CAPSAT avait déjà propulsé Andry Rajoelina, alors maire d’Antananarivo, au sommet de l’État à la faveur… d’un coup d’État. À l’époque, cela avait été présenté comme un épisode exceptionnel dans le parcours d’une jeune démocratie. Aujourd’hui, seize ans plus tard, ce sont les mêmes forces qui l’avaient porté qui l’ont destitué.

Cette boucle historique illustre la cyclicité des dynamiques politiques africaines. Depuis les années 1950, le continent a connu plus de 220 putschs militaires, dont près de 45 au XXIe siècle. Rien que ces trois dernières années, on en dénombre au moins neuf — du Mali au Burkina Faso, du Gabon au Niger.

Madagascar, 11e pays d’Afrique par sa superficie, compte environ 30 millions d’habitants et regorge de richesses minières stratégiques — nickel, cobalt, graphite —, autant de matières premières indispensables à la transition énergétique et à la production de batteries. Son emplacement géographique est tout aussi crucial : il constitue un pivot entre les routes maritimes reliant l’océan Indien à l’Atlantique Sud et un poste avancé vers la Corne de l’Afrique. Le contrôle de Madagascar est donc bien plus qu’un enjeu politique interne : c’est un levier géoéconomique global.

La colère d’une génération oubliée
À l’origine de l’onde de choc : un soulèvement massif de la jeunesse, la fameuse génération Z, née avec Internet mais condamnée à vivre dans la misère. Selon la Banque mondiale, plus de 75 % des Malgaches vivent avec moins de deux dollars par jour, tandis que le chômage des jeunes dépasse les 32 %.

Ce qui a commencé comme une révolte contre la corruption et l’inefficacité de l’État s’est rapidement mué en contestation politique radicale, exigeant la démission du président, des élections anticipées et une refondation complète du système. En se rangeant derrière ce mouvement, l’armée a franchi une ligne rouge : elle s’est posée non plus en simple bras armé du pouvoir, mais en garante de la « volonté populaire ». Une rhétorique désormais récurrente dans les coups d’État africains de nouvelle génération.

Un nouveau paradigme : le putsch comme vecteur de transition sociale
Ce qui se joue à Madagascar n’a rien à voir avec les coups d’État « classiques » de la guerre froide, souvent dictés par l’ambition personnelle de quelques généraux ou par des influences étrangères. Les putschs du XXIe siècle tendent à se légitimer par leur ancrage social et à se présenter comme une réponse à une demande populaire.

« Le mouvement est né dans la rue, nous devons respecter ses revendications », a insisté le colonel Randrianirina dans son allocution. Ce choix lexical est révélateur : l’armée ne veut pas être perçue comme un usurpateur, mais comme un arbitre dans une crise de légitimité et comme un gestionnaire provisoire d’une transition politique. Elle promet d’ailleurs un gouvernement civil et des élections d’ici « 18 à 24 mois ».

Ce discours s’inscrit dans une tendance plus large : les coups d’État africains contemporains se font de moins en moins contre la société et de plus en plus avec elle. Ils deviennent des outils de réinitialisation politique dans des contextes où les institutions existantes ne parviennent plus à répondre aux défis démographiques, économiques ou sociaux.

L’effondrement du modèle postcolonial
Les racines de la crise malgache vont bien au-delà de la personnalité d’Andry Rajoelina. Le pays illustre parfaitement la faillite du modèle postcolonial, celui d’un État conçu non pas pour développer, mais pour administrer.

Ce modèle, hérité de la France et perpétué par les élites locales, concentre le pouvoir dans un cercle restreint — généralement autour de la présidence —, relègue le Parlement à un rôle décoratif et maintient la justice sous tutelle. Pendant des décennies, cette architecture a tenu grâce à un compromis implicite entre élites et armée, une sorte de « stabilité autoritaire ».

Mais ce fragile équilibre s’est fissuré. D’un côté, la pression démographique et sociale a explosé : depuis 2000, la population a presque doublé sans que la base économique ne suive. De l’autre, la mondialisation et la révolution numérique ont bouleversé les attentes des citoyens : tolérance zéro pour la corruption, le népotisme et l’autoritarisme.

Selon un sondage Afrobarometer réalisé en 2024, 71 % des Malgaches estiment que leur gouvernement « ne représente pas les intérêts du peuple » et 62 % réclament une refonte complète du système politique. Ce n’est plus une simple grogne électorale : c’est une véritable crise de légitimité étatique. Et c’est précisément dans ce vide que s’engouffrent les militaires, perçus non pas comme des fossoyeurs de la démocratie, mais comme des restaurateurs d’un ordre politique nouveau.

Les fractures internes : quand l’armée devient un acteur politique

L’une des clés de la chute d’Andry Rajoelina réside dans les fractures au sein même des élites malgaches, en particulier entre la présidence et les forces armées. Le CAPSAT, corps d’élite de l’armée, longtemps perçu comme garant de la stabilité, nourrit depuis des années ses propres ambitions politiques.

D’abord fidèle au président, le CAPSAT a pris ses distances à mesure que s’accumulaient les scandales de corruption, les affaires troubles autour de l’attribution des concessions minières — notamment dans le cobalt et le nickel — et le mécontentement croissant dans les rangs militaires face à la dégradation de leurs conditions de vie. L’initiative de Rajoelina, en 2024, de remanier le haut commandement et de tailler de 12 % le budget de la défense n’a fait qu’accélérer cette rupture.

Trois pôles de pouvoir se sont alors cristallisés au sommet de l’État :
– la présidence et son entourage, décidés à conserver le pouvoir à tout prix ;
– le haut commandement militaire, qui se pose en « sauveur de la nation » ;
– de nouveaux mouvements civils réclamant une démocratisation radicale.

La chute de Rajoelina résulte directement du choc entre ces trois forces, dont l’armée est sortie vainqueur. Forte de son monopole sur la force et du soutien de la rue, elle a réussi à imposer sa propre feuille de route politique.

Un effet domino dans un contexte continental

Il faut le rappeler : Madagascar n’est pas une exception. La crise qui secoue l’île s’inscrit dans un schéma continental bien plus vaste. Entre 2020 et 2025, l’Afrique a été secouée par une vague de coups d’État : Mali, Guinée, Burkina Faso, Niger, Soudan, Tchad, Gabon… Tous ces épisodes partagent des traits communs : effondrement des structures étatiques héritées de la colonisation, pressions sociales explosives, incapacité des élites à s’adapter à un monde en mutation.

Madagascar n’est qu’un maillon supplémentaire de cette chaîne. Mais son importance dépasse le simple cadre national. Contrairement au Sahel ou à l’Afrique centrale, l’île se situe au cœur de l’océan Indien — devenu l’un des nouveaux épicentres de la compétition stratégique mondiale. Ce qui se joue à Antananarivo résonnera bien au-delà des rives malgaches.

Conclusion provisoire : les causes profondes du putsch ne se résument pas à l’effondrement économique ou à la faiblesse du régime. Elles sont le produit d’un affrontement entre un ordre postcolonial à bout de souffle et une nouvelle génération porteuse d’une autre énergie sociale et d’une autre logique d’action politique. Dans ce nouvel écosystème, l’armée cesse d’être un simple instrument coercitif : elle devient un acteur politique à part entière, un médiateur du changement.

Madagascar, nouveau pivot de la compétition mondiale

Si les facteurs internes expliquent pourquoi le coup d’État a eu lieu, les dynamiques extérieures permettent de comprendre pourquoi il compte tant. Ce qui se joue à Antananarivo dépasse le cadre local : c’est l’expression d’une lutte planétaire pour le contrôle de l’océan Indien, un espace stratégique où Madagascar occupe une place de choix. Quatre puissances majeures — États-Unis, Chine, France et Inde — y croisent leurs ambitions, chacune voyant dans l’île un maillon essentiel de sa stratégie à long terme en Afrique australe et dans l’économie mondiale.

Un verrou géostratégique au cœur de l’océan Indien

Madagascar n’est pas seulement une île de 587 000 km² : c’est un nœud stratégique qui contrôle les routes maritimes reliant l’Afrique de l’Est, l’Asie du Sud et l’Antarctique. Dans les eaux à l’est de l’île transitent :
– près de 30 % du trafic mondial de conteneurs ;
– environ 40 % des importations de pétrole de la Chine et de l’Inde ;
– les routes reliant les ports d’Afrique de l’Est au canal de Suez et à l’Indonésie.

La proximité du canal du Mozambique — l’un des corridors maritimes les plus vitaux de la planète — confère à Madagascar un rôle potentiel de base avancée pour le contrôle du flanc sud de l’océan Indien. Quiconque y implanterait une base navale disposerait d’un levier stratégique pour surveiller les flux maritimes et sécuriser l’accès aux ressources énergétiques du canal et des côtes tanzaniennes.

La France : une ancienne puissance qui refuse de décrocher

Pour Paris, Madagascar revêt une importance historique et stratégique considérable. Ancienne colonie française jusqu’en 1960, l’île demeure au cœur de la doctrine de la « Françafrique », ce réseau informel d’influence politique, économique et militaire dans les ex-colonies africaines.

La France y conserve une présence notable : base navale à La Réunion, projets économiques majeurs, programmes culturels et réseaux de renseignement. Ses entreprises contrôlent environ 30 % des exportations de nickel et de cobalt malgaches. Paris s’appuie également sur des élites locales favorables à la coopération avec l’Occident.

La chute de Rajoelina sonne comme un signal d’alarme : la diplomatie française redoute un scénario « à la malienne » ou « à la nigérienne », où les nouveaux pouvoirs tournent brutalement le dos à Paris. Dès le 15 octobre, le Quai d’Orsay a appelé au « rétablissement de l’ordre constitutionnel » et brandi la menace de sanctions si les militaires refusaient de s’engager sur une transition.

Mais la France dispose aujourd’hui de leviers bien plus faibles qu’il y a vingt ans. Son influence en Afrique s’effrite à vue d’œil : en cinq ans, ses troupes ont été chassées du Mali, du Burkina Faso et du Niger, tandis que la confiance des opinions africaines envers Paris est tombée sous les 30 %.

La Chine : sécuriser les ressources et tracer la route

Pékin, de son côté, voit dans Madagascar un maillon essentiel de sa stratégie des « Nouvelles routes de la soie ». Depuis 2017, la Chine y a investi plus de 1,2 milliard de dollars : modernisation du port de Toamasina, construction d’infrastructures routières et énergétiques, exploitation minière — notamment dans le cobalt et le graphite, matériaux stratégiques pour les batteries et la transition énergétique.

Ces ressources s’intègrent dans la stratégie chinoise visant à réduire la dépendance aux approvisionnements provenant de zones instables. Par ailleurs, l’île pourrait devenir une plaque tournante logistique entre l’Afrique de l’Est et les ports chinois, renforçant ainsi le « collier de perles » maritime.

Pékin reste pour l’heure très prudent dans ses déclarations sur le coup d’État, mais son activité diplomatique à Antananarivo s’est intensifiée. Les médias chinois insistent déjà sur le « droit du peuple malgache à choisir souverainement son destin », formule classique employée après les putschs au Mali et au Niger — deux pays où la Chine a réussi à maintenir son ancrage économique malgré les changements de régime.

Les États-Unis : l’océan Indien, pièce maîtresse de la stratégie antichinoise

Pour Washington, Madagascar n’a pas tant d’importance en soi que dans le cadre d’une stratégie plus large : contenir l’expansion chinoise dans l’océan Indien. Après l’échec de la « guerre globale contre le terrorisme », la diplomatie américaine s’est réorientée vers l’Indo-Pacifique, désormais cœur de la rivalité stratégique du XXIe siècle. Dans cette logique, l’Afrique cesse d’être un simple réservoir de matières premières pour devenir un théâtre de compétition mondiale.

Depuis 2022, les États-Unis ont renforcé leur dispositif militaire dans l’océan Indien : extension de la base stratégique de Diego Garcia, coopération accrue avec les Seychelles et l’île Maurice, et recherche de points d’appui logistiques. Dans cette architecture, Madagascar représente un atout potentiel pour le déploiement naval et la surveillance de l’activité chinoise dans la région.

La réaction américaine au coup d’État a été mesurée mais révélatrice. Le Département d’État a appelé à « une transition pacifique et un retour à un gouvernement démocratique », sans condamner directement l’armée. Un ton qui laisse entendre que Washington pourrait composer avec le nouveau régime, à condition que celui-ci ne se rapproche pas trop de Pékin et ne remette pas en cause la présence américaine.

L’Inde : sécuriser son flanc sud dans la doctrine SAGAR

Pour New Delhi, Madagascar s’inscrit dans la doctrine « Security and Growth for All in the Region » (SAGAR), qui vise à consolider son statut de puissance maritime dans l’océan Indien. L’Inde développe activement des partenariats navals avec les États insulaires, construit des stations de surveillance et cherche à établir une « ceinture de sécurité » autour de ses côtes.

La marine indienne a déjà conduit des exercices conjoints avec les forces malgaches, et en 2023, New Delhi a inauguré sur l’île son premier centre régional de surveillance maritime. La transition de pouvoir pourrait accélérer ou freiner cette dynamique, selon la position qu’adoptera la nouvelle junte vis-à-vis de la présence indienne.

L’Union africaine et les acteurs régionaux : l’impuissance institutionnelle

Sans surprise, l’Union africaine a condamné le coup d’État, dénonçant une « prise de pouvoir anticonstitutionnelle » et suspendant Madagascar jusqu’à la mise en place d’un gouvernement de transition. Mais derrière cette rhétorique se cache une crise de crédibilité : l’organisation a condamné tous les putschs des cinq dernières années sans parvenir à en empêcher un seul.

Cette impuissance fragilise sa légitimité et soulève des doutes sur la capacité des structures continentales à jouer les médiateurs dans les crises politiques. Dans ce vide, les puissances extérieures étendent leur influence et deviennent les véritables arbitres du jeu politique africain.

Conclusion provisoire : un enjeu bien au-delà de l’île

L’importance géopolitique de Madagascar dépasse largement ses problèmes internes. Contrôler l’île, c’est contrôler le flanc sud de l’océan Indien, l’accès à des minerais stratégiques et les artères maritimes du commerce mondial. La lutte pour le pouvoir à Antananarivo n’est donc pas seulement une affaire malgache : c’est une pièce d’un affrontement global entre États-Unis et Chine, dans lequel la France et l’Inde tentent elles aussi de défendre ou d’étendre leurs positions.

Trois scénarios d’avenir : entre transition maîtrisée et turbulence géopolitique

Le coup d’État malgache ne clôt rien : il ouvre au contraire un processus long, complexe et incertain dont l’issue redéfinira non seulement l’avenir de l’île, mais aussi l’équilibre stratégique de l’océan Indien. Comme dans toute crise située à l’intersection d’enjeux internes et externes, plusieurs trajectoires sont possibles. Voici les trois plus plausibles :

Scénario 1 — Une transition contrôlée : l’armée garde la main et organise des élections

Essence du scénario : le pouvoir militaire établit un comité provisoire, met en place un gouvernement civil de transition, stabilise la situation et organise des élections dans un délai de 18 à 24 mois, ouvertes aux représentants des anciennes élites comme aux nouveaux mouvements citoyens.

Probabilité estimée : 45 à 50 %

Facteurs favorables :
– un large soutien populaire lassé du régime Rajoelina ;
– une armée disposée à coopérer avec les mouvements de jeunesse ;
– l’intérêt des puissances extérieures (États-Unis, Inde) à maintenir la stabilité pour sécuriser les routes maritimes ;
– le pragmatisme de la Chine, qui s’adapte à tout régime ne menaçant pas ses intérêts économiques.

Conséquences potentielles :
– légitimation progressive du rôle de l’armée comme « outil de transition populaire » ;
– émergence d’une nouvelle configuration politique, l’armée conservant une influence structurante sur la décision ;
– afflux d’aides extérieures, notamment de la Banque mondiale et du FMI, conditionnées à une feuille de route démocratique ;
– baisse des tensions internes et reprise progressive de la croissance à l’horizon 2027.

Risques — les angles morts d’une transition sous contrôle

– Prolongation indéfinie de la période de transition, sous prétexte de « stabilisation ».
– Cristallisation d’une nouvelle « oligarchie politico-militaire », mi-civile mi-khaki.
– Retour en douce des anciennes élites sous un rebranding de circonstance.

Scénario 2 — Fragmentation géopolitique : l’île transformée en arène de rivalités

Essence du scénario : le processus de transition cale. Des dissensions apparaissent au sein du comité militaire, chaque faction cherchant des sponsors extérieurs. États-Unis, Chine, France et Inde accroissent leur activisme, soutenant des camps différents. Résultat : une fragmentation géopolitique et une hausse des tensions.

Probabilité estimée : 30 à 35 %

Facteurs aggravants :
– absence de ligne claire au sommet de la hiérarchie militaire ;
– tentatives des anciennes élites, appuyées par Paris, de reprendre la main ;
– activisme des entreprises chinoises dans les secteurs clés et influence corrélée ;
– détermination de Washington à contrer tout renforcement de Pékin — et, dans une moindre mesure, de Paris — dans une zone jugée stratégique.

Conséquences possibles :
– Madagascar devient un échiquier géopolitique où les forces locales servent de pièces à des stratégies extérieures ;
– montée de la turbulence politique, frein à la reprise économique ;
– dépendance accrue aux crédits et à l’assistance sécuritaire étrangers ;
– implantation de « hubs logistiques » ou de « missions humanitaires » à forte teneur militaro-stratégique.

Risques spécifiques :
– radicalisation des clivages au sein du conseil militaire ;
– flambées de violence locales ;
– glissement vers une guerre par procuration, à la soudanaise ou à la libyenne.

Scénario 3 — Déstabilisation et recul : la transition échoue, la crise s’approfondit

Essence du scénario : pas d’accord durable entre militaires et mouvements civils ; le gouvernement transitoire perd la main, l’économie décroche, la rue se remobilise. Possibilité d’un contre-putsch intra-militaire.

Probabilité estimée : 20 à 25 %

Facteurs déclencheurs :
– faiblesse de l’ossature institutionnelle pour conduire la transition ;
– bras de fer entre jeunesses mobilisées et commandement sur l’architecture du processus ;
– exaspération sociale alimentée par la dégradation économique ;
– jeux d’influence étrangers soutenant des camps rivaux.

Conséquences possibles :
– instabilité prolongée et crise économique aggravée ;
– bascule vers une « zone grise » où la violence se diffuse par régions ;
– chute des investissements, infrastructures à l’abandon, poussées migratoires vers les voisins ;
– perte de contrôle stratégique sur la façade sud de l’océan Indien, regain d’activités prédatrices et piraterie.

Risques spécifiques :
– fragmentation territoriale en fiefs régionaux ;
– crise humanitaire appelant une interposition UA/ONU ;
– décrochage durable et marginalisation dans l’économie mondiale.

Fenêtre d’opportunités, fenêtre de risques

Madagascar se tient aujourd’hui à la croisée des chemins. L’île peut devenir un laboratoire d’un « nouvel ordre transitionnel » si l’intervention militaire est convertie en chantier d’ingénierie institutionnelle. Mais la même dynamique peut tourner au fiasco si les acteurs internes s’avèrent incapables de compromis et si les puissances extérieures transforment la crise en théâtre de compétition globale. Le choix entre ces trajectoires pèsera sur la dynamique de tout l’océan Indien, appelé à devenir l’un des grands théâtres géopolitiques du siècle.

Conclusions et recommandations stratégiques : transformer la crise en pivot

La prise de pouvoir par le CAPSAT, sous la houlette du colonel Michael Randrianirina, n’a rien d’un épiphénomène. Elle signe la rupture d’un modèle : celui de républiques hyperprésidentielles à légitimité déclinante, sur fond de rivalités exacerbées dans l’océan Indien. Dans les 24 heures ayant suivi l’annonce du « transfert de pouvoir » et la dissolution des institutions (à l’exception de la chambre basse), le pays a été abreuvé de signaux contradictoires : promesse d’une transition civile et d’élections d’un côté ; refus de reconnaître le fait accompli de l’autre.

Sur le plan socio-économique, le diagnostic est tranchant : l’île figure parmi les pays les plus pauvres du monde ; près de 80 % de la population vivrait sous le seuil international de 2,15 dollars par jour (2017 PPA), avec une pauvreté urbaine en hausse la décennie passée. C’est le carburant de toutes les déflagrations politiques.

La logique géoéconomique achève le tableau : une large part du trafic mondial et des flux pétroliers transite par l’océan Indien ; Madagascar, verrou naturel des approches méridionales et du canal du Mozambique, devient critique pour les stratégies américaine, chinoise, française et indienne. D’où l’urgence d’une feuille de route concrète, opérable sous 18 à 24 mois.

1) Ce que révèle le cas malgache pour le continent et les puissances

1.1. Un « interventionnisme militaire » de nouveau type
Les armées ne se présentent plus en dictatures assumées, mais en arbitres temporaires promettant une sortie civile et des élections à court terme. À Antananarivo, le CAPSAT l’a énoncé sans détour, dans la droite ligne de la dernière vague de putschs — transposée ici sur un théâtre insulaire indo-océanique.

1.2. Une crise structurelle de légitimité
Institutions fragiles, présidentialisme hypertrophié, stagnation des revenus, pauvreté urbaine ascendante : la demande sociale vise des règles nouvelles, pas seulement des visages neufs. Les tendances de pauvreté, actées par les évaluations internationales, confortent ce diagnostic.

1.3. L’océan Indien comme scène principale de la compétition stratégique
Toute décision sur Madagascar sera lue à travers les prismes de Washington, Pékin, Paris et New Delhi — des chaînes « vertes » (nickel, cobalt, graphite, y compris le complexe d’Ambatovy) à la logistique et à la surveillance des routes maritimes.

1.4. Érosion de l’architecture continentale de réponse
L’Union africaine a sonné l’alarme, réuni son Conseil paix et sécurité, exprimé sa « profonde préoccupation ». Mais elle ne dispose toujours pas d’un mécanisme robuste de rétablissement de l’ordre constitutionnel. Cette faiblesse ouvre un boulevard aux influences extérieures.

2) Recommandations opérationnelles (horizon 18–24 mois)

Pour l’autorité de transition
– Fixer un calendrier légalement opposable : feuille de route publique en trois étapes (réformes urgentes de gouvernance en 100 jours ; cadre électoral et loi sur le financement politique sous 6 mois ; élections générales d’ici 18–24 mois) avec clause de caducité du mandat militaire.
– Mettre en place des garde-fous civils : comité de supervision indépendant (universitaires, syndicats, cultes, jeunesse) habilité à publier des « avis contraignants » sur les décrets de transition.
– Lancer un audit intégral des concessions minières (nickel, cobalt, graphite) et suspendre toute nouvelle attribution pendant l’audit ; publier les contrats et instaurer une redevance progressive indexée sur les cours.
– Installer une task force anticorruption dotée de pouvoirs d’enquête et de saisie, assistée par des magistrats étrangers détachés via des accords de coopération.
– Conclure un pacte social minimal : gel ciblé de certaines taxes, subventions temporaires sur les denrées de base, programme « emplois-rapidité » pour 100 000 jeunes via des chantiers d’infrastructures légères.

Pour les mouvements civils et l’opposition
– Former un front de supervision électorale, mutualiser l’observation citoyenne et exiger un accès en temps réel aux données de compilation des votes.
– Codifier un « code de conduite » pendant la transition : non-violence, transparence du financement, publication des patrimoines des principaux leaders.

Pour l’Union africaine et les organisations régionales
– Déployer une mission d’appui technique à la transition (calendrier, registre électoral, sécurisation) et une mission d’observation de long terme — au moins douze mois.
– Conditionner toute aide budgétaire à des jalons mesurables : calendrier, publication des contrats miniers, indicateurs de services publics (électricité, santé primaire).

Pour les partenaires extérieurs (États-Unis, France, Inde, Chine)
– S’abstenir de parrainages partisans ; privilégier des paniers d’aide transparents et multilatéraux.
– Créer un fonds de stabilisation indo-océanique pour Madagascar (infrastructures portuaires, sécurité maritime, surveillance des pêches) avec gouvernance partagée et audits publics.
– Garantir la neutralité des appuis sécuritaires : formation axée sur la chaîne de commandement, les droits humains, la doctrine du maintien de l’ordre en contexte électoral.
– Exiger la transparence sur Ambatovy et les actifs stratégiques : reporting trimestriel, clauses anticorruption, mécanismes de règlement des différends adossés à l’arbitrage international.

3) Lignes rouges et indicateurs d’alerte
– Tout glissement du calendrier au-delà de 24 mois sans justification vérifiable.
– Tentatives d’immunité pénale générale pour les autorités de transition.
– Signature opaque de concessions minières ou de baux dual-use à dimension militaire.
– Hausse des violences inter-factions et restrictions systématiques des libertés publiques.

4) Test de crédibilité : livrer vite, livrer net
La transition ne sera jugée que sur des résultats tangibles dans les six à neuf prochains mois : sécuriser l’approvisionnement et les prix, rouvrir des services de base, prouver la réalité de l’audit minier, publier un calendrier électoral daté et financé. Sans ces livrables, la fenêtre d’opportunités se refermera — au profit, au mieux, d’un statu quo militarisé ; au pire, d’une fragmentation difficilement réversible.

En clair : si Antananarivo parvient à arrimer l’ingénierie politique à un minimum social et à une transparence économique crédible, Madagascar peut devenir la matrice d’un nouveau mode de transition africaine. À défaut, l’île risque de se muer en miroir grossissant des désordres du monde — une pièce de plus sur l’échiquier d’une rivalité globale qui ne dit pas son nom.

Objectifs stratégiques à 18–24 mois

  1. Stabiliser et « civiliser » la transition : passer d’un comité militaire à un cabinet civil technocratique, adossé à une feuille de route électorale.
  2. Contenir la fragmentation extérieure : la concurrence des puissances est inévitable, la guerre par procuration ne l’est pas ; éviter que l’île ne devienne un simple échiquier.
  3. Sceller un contrat social minimal : des améliorations rapides et visibles à Antananarivo et dans les grandes villes (électricité, eau, transports, prix des denrées) pour préserver le mandat de la rue.
  4. Réformer les institutions : rééquilibrer les pouvoirs et se prémunir d’un retour au présidentialisme hypertrophié.
  5. Valoriser les minerais critiques : accords « ressources contre développement », montée en gamme locale, exigences ESG et transparence contractuelle.

Recommandations — qui fait quoi, et dans quel ordre

3.1. Comité militaire / autorités de transition

R1. Paquet « confiance publique » à 30 jours
– Rendre publique une Feuille de route de transition avec quatre jalons datés : formation d’un cabinet civil, lancement de la réforme électorale, bouclage du registre et de l’observation, fenêtre électorale (T+18–24 mois).
– Décréter un moratoire immédiat sur les poursuites visant les manifestants pacifiques ; créer une cellule conjointe avec les plateformes de jeunesse (Gen Z) sur les priorités de services urbains. La reconnaissance initiale du signal venu de la rue doit être institutionnalisée.

R2. Pare-feu constitutionnel
– Amendement transitoire limitant la législation par décret et imposant un double contrôle parlementaire/judiciaire (y compris pour toute dissolution) afin d’éviter la répétition des conflits de compétence observés en octobre.

R3. Économie des « victoires rapides »
– Cinq chantiers sur 180 jours : sécurisation élec/eau à Antananarivo et dans les zones portuaires ; remise à niveau des axes vers les ports ; contrat carburant avec mécanisme d’amortisseur de prix ; transports subventionnés pour les produits de base ; remise en état des infrastructures touristiques. Indispensable dans un pays où 75–80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté.

R4. « Deals de développement » miniers
– Renégocier ou proroger les contrats nickel/cobalt/graphite en les arrimant à la transformation locale et à des parcs industriels portuaires ; publication systématique des paiements et clauses (EITI+), audit indépendant ; packages sociaux pour les communes littorales et minières. Le poids d’Ambatovy et des exportations justifie un cadre ESG exigeant.

R5. Sécurité maritime et garde-côtes
– Accords de patrouille à « géographie conditionnelle » : exercices conjoints et points logistiques, oui ; bases étrangères permanentes, non. Partage de données trafic/piratage via les centres régionaux.

3.2. Mouvements de jeunesse et société civile

R6. Coalition « Ville 2026 »
– Plateforme unifiée d’exigences d’infrastructures : plans de distribution eau/électricité, données ouvertes sur bus et tarifs, suivi des prix alimentaires.
– KPI transversaux publics : dix indicateurs de qualité de vie, reporting mensuel des technocrates, avec intégration d’équipes universitaires indépendantes au dispositif de monitoring.

3.3. Union africaine et organisations régionales

R7. Passer des déclarations au mode opératoire
– Remplacer la condamnation générique par une « checklist » AU-CPS modulaire : sécurité, humanitaire, élections ; nommer des co-coordinateurs régionaux reconnus ; prévoir un régime de sanctions uniquement en cas de dérapage sur les jalons. L’attention politique est là ; il faut désormais l’ingénierie d’exécution.

R8. Corridors d’investissements humanitaires et sociaux
– Avec l’UA et les banques multilatérales, débloquer des subventions rapides : cantines scolaires, cliniques, programmes antipaludiques, brigades de réparation des réseaux d’eau. Faible coût, fort effet sur l’urbain — là où se joue la légitimité de la transition.

3.4. Institutions financières internationales (Banque mondiale / FMI / BAD)

R9. « Stand-by de transition »
– Paquet ciblé immédiat (0,8–1,2 % du PIB) pour financer les victoires rapides et protéger les ménages pauvres ; en parallèle, appui budgétaire conditionné à des réformes de gouvernance (entreprises publiques, passation, régulation tarifaire). Les dernières métriques de pauvreté et de macro confirment la priorité.

R10. Facilité « minerais + ESG »
– Instrument prêts/garanties pour localiser la transformation du nickel/cobalt/graphite, avec clauses anticorruption, publication intégrale des contrats et déclencheurs environnementaux.

3.5. Puissances extérieures

États-Unis — R11. « Stabilité sans bases »
– Soutien à la sûreté maritime, aux capacités ISR et à la logistique, sans déploiements permanents ; appui au processus électoral (cybersécurité des registres, observation) ; cofinancement des services urbains. Coordination serrée avec BM/FMI pour éviter que la compétition avec la Chine ne parasite l’agenda civil.

Chine — R12. « Minéraux contre développement 2.0 »
– Poursuivre Ambatovy et les actifs portuaires sous conditions strictes de transparence, de contenu local et d’obligations sociales ; éviter le tête-à-tête de type « single buyer » afin de réduire le risque politique ; renforcer la composante ESG.

France — R13. « De la Françafrique au partenariat de services »
– Prioriser les réseaux urbains, la santé, l’éducation, plutôt que la tutelle sécuritaire ; repenser « l’axe Réunion » comme nœud de logistique civile et de réponse aux catastrophes. Les signaux d’alerte de Paris sont compréhensibles, mais les leviers sont réduits : il faut de la pertinence, pas de la posture.

Inde — R14. SAGAR-plus
– Intensifier patrouilles conjointes, échanges de données maritimes, formation des garde-côtes ; investir dans les solutions IT portuaires et douanières ; ligne politique : soutien à la transition civile et synchronisation avec l’UA. Capitaliser sur les centres MDA et la logique « sécurité sans militarisation ».

En filigrane : un calendrier opposable, quelques livrables sociaux à haute visibilité et une transparence minière sans angle mort. C’est ce trio — gouvernance, résultats rapides, clarté contractuelle — qui donnera à la transition malgache une chance d’échapper au piège des promesses sans lendemain.

Gestion des risques : les « drapeaux rouges » de la transition

RF1. Allongement des délais
Un dépassement de la fenêtre des 24 mois sans justification claire entraînerait une érosion rapide du mandat de transition et un retour des confrontations de rue.

RF2. Logique de « proxy »
Toute tentative de transformer des plateformes logistiques en bases étrangères de facto provoquerait la formation de contre-coalitions et multiplierait les risques d’incidents dans le canal du Mozambique — un nœud vital pour le transport pétrolier et les routes commerciales mondiales.

RF3. Recul social
Si les services de base et les prix n’évoluent pas positivement dans la capitale, les 75–80 % de ménages pauvres « voteront à nouveau dans la rue » contre n’importe quel gouvernement de transition.

RF4. « Contrats fantômes » miniers
Des accords opaques sur le nickel, le cobalt ou le graphite constitueraient la voie la plus rapide vers la délégitimation du processus et l’exacerbation des conflits autour des gisements.

Indicateurs de succès : check-list à 12 mois

  1. Calendrier juridique : adoption d’un acte constitutionnel transitoire (limitation des décrets, contrôle indépendant).
  2. Cabinet civil : installé, avec des KPI publics.
  3. Services urbains : réduction de 30 % des coupures quotidiennes d’électricité à Antananarivo, distribution d’eau selon un calendrier publié, données ouvertes sur les réparations de réseaux.
  4. Élections : commission indépendante, registre assaini, observation internationale.
  5. Partenariat avec les institutions financières internationales : lancement d’un « stand-by de transition » et de programmes sociaux ciblés.
  6. Accords miniers : publication de tous les paiements et clauses, part de contenu local, démarrage d’une unité pilote de transformation.
  7. Sécurité maritime : exercices conjoints et échanges MDA sans création de bases étrangères permanentes.

… Madagascar n’est pas une périphérie oubliée : c’est l’un des laboratoires majeurs du XXIe siècle. Peut-on y bâtir un ordre transitoire inclusif, où l’armée n’est qu’un arbitre provisoire et non un nouveau centre d’oligarchie ? Où les ressources se transforment en valeur ajoutée locale plutôt qu’en rente d’exportation ? Où la rivalité des grandes puissances ne débouche pas sur un « archipel de proxys », mais se canalise à travers des règles transparentes ?

La réussite dépendra de la coordination étroite entre trois niveaux — national, continental et mondial. L’échec, lui, ouvrirait une nouvelle zone de turbulences au cœur de l’océan Indien, avec des conséquences financières, humanitaires et sécuritaires profondes pour la région et pour le monde.

Le choix stratégique se jouera dans les cent prochains jours. La fenêtre d’opportunité existe — mais elle est étroite.

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