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Le rêve européen d’un avion de combat du futur ressemble de plus en plus à une mauvaise pièce de théâtre où les deux premiers rôles se disputent le texte. Le FCAS – ce fameux « système de combat aérien du futur » censé incarner l’indépendance stratégique du continent – vacille sur ses fondations. Conçu comme la vitrine d’une Europe capable de rivaliser avec Washington, Pékin, Moscou ou Tokyo, le projet vire désormais au champ clos où Français et Allemands s’accusent mutuellement de trahir l’esprit du partenariat.

Derrière les sourires diplomatiques, la fracture est béante. Berlin vient de se tourner vers l’industrie d’armement américaine pour équiper l’Ukraine, geste vécu à Paris comme une gifle, une remise en cause de l’idée même de « préférence européenne ». En toile de fond, c’est bien le FCAS qui cristallise toutes les tensions. Sur le papier, Dassault Aviation, Airbus Defence and Space et l’espagnole Indra devaient partager la barre. Dans les faits, la France a pris l’ascendant. Et Paris lorgne désormais une part du gâteau qui lui donnerait le droit de bloquer toute exportation sensible. À Berlin, cette prétention passe pour une mainmise déguisée, une tentative d’installer Dassault au sommet de la pyramide.

Le bras de fer dépasse la technique. Il est politique, existentiel. L’Allemagne, de plus en plus alignée sur Washington, suscite la méfiance. Si demain Boeing sort son propre chasseur de sixième génération, Berlin saura-t-il résister aux pressions de son grand allié ? Le spectre d’un FCAS réduit au rang d’appendice des intérêts américains hante les couloirs de l’Élysée et de Balard. L’ambition originelle – dépasser les États-Unis en matière de technologies aéronautiques – s’évapore au fil des calculs nationaux.

Il faut dire que l’enjeu est vertigineux : plus de cent milliards d’euros d’ici 2040. Un programme appelé à remplacer Rafale et Eurofighter, mais surtout à bâtir une architecture de guerre où l’avion de combat dialogue avec des drones, le tout coordonné par l’intelligence artificielle et des réseaux en nuage. L’Europe, enfin, devait entrer dans le club fermé des puissances capables de penser le champ de bataille du futur.

Sauf que l’histoire se répète : chaque capitale tire la couverture à elle. Londres avait, un temps, été de la partie. Avant de claquer la porte pour lancer avec Rome et Tokyo son propre projet, le GCAP, qui avance aujourd’hui à pas plus rapides. Résultat : loin d’unir le Vieux Continent, la course au futur risque de le morceler. Chaque pays défend son champion industriel et sacrifie l’intégration sur l’autel des égos nationaux.

Au fond, la question dépasse largement l’aviation. FCAS est devenu le miroir d’une crise européenne plus vaste : celle de l’intégration militaire et technologique. Si le projet échoue, ce ne sont pas seulement des années de travail et des milliards engloutis qui partiront en fumée. C’est la crédibilité même de l’autonomie stratégique européenne qui s’évaporera.

La tension n’est pas née d’hier. Dès 2021, les premières fissures apparaissaient. Paris craignait alors que la coalition germano-espagnole ne pèse trop lourd et relègue Dassault au second rôle. Un rapport confidentiel du ministère allemand de la Défense, la même année, allait jusqu’à qualifier le FCAS de « Rafale modernisé financé par les budgets allemand et espagnol ». Depuis, la suspicion n’a cessé de croître.

Ce qui devait être le symbole d’une Europe souveraine s’est mué en champ de bataille diplomatique. Officiellement, les partenaires se veulent égaux. En réalité, la France veut garder la main. Berlin dénonce une logique de domination, Paris brandit l’argument de l’efficacité et du savoir-faire de Dassault. Les juristes rappellent qu’avec l’accord d’Aix-la-Chapelle de 2019, Paris dispose déjà d’un levier redoutable : le droit de bloquer les exportations d’armes jugées contraires à ses intérêts. De quoi nourrir toutes les crispations.

Face à cela, l’Allemagne apparaît de plus en plus dépendante des États-Unis. La décision d’acheter des armes américaines pour l’Ukraine n’est pas un accident : elle illustre un tropisme atlantiste qui inquiète la France. Demain, que se passera-t-il si Boeing impose son propre programme ? Berlin suivra-t-il la bannière étoilée, condamnant le FCAS à l’ombre d’un projet américain ?

La réponse à cette question dira beaucoup plus que l’avenir d’un avion. Elle dira si l’Europe existe encore comme puissance.

Sur le papier, le projet continue de faire rêver : plus de 100 milliards d’euros d’investissements, un avion multirôle pensé pour remplacer deux générations de chasseurs, des essaims de drones intégrés au dispositif, une architecture « cloud » pilotant l’ensemble et, cerise sur le gâteau, l’intelligence artificielle pour orchestrer le combat aérien. Une vision d’ingénieurs digne d’un blockbuster. Mais plus l’ambition est grande, plus le choc des intérêts se fait brutal. Dassault Aviation, Airbus Defence and Space et l’espagnole Indra tiennent encore la barre ensemble, mais chacun rame pour son propre port.

Ce n’est pas la première fois que l’Europe s’essaie à ce genre de mariage difficile. L’histoire de la coopération militaire européenne est jalonnée d’ambitions mortes-nées. Londres aussi avait été de la partie, avant de faire cavalier seul avec Rome et Tokyo sur le programme GCAP, qui selon plusieurs experts aurait déjà pris une longueur d’avance sur le FCAS. De fait, la querelle franco-allemande n’est pas une banale chamaillerie bruxelloise. C’est un révélateur, un thermomètre du degré de fragilité de l’idée même d’autonomie militaire européenne.

Les racines du conflit remontent à 2021. Première année où les non-dits éclatent au grand jour. À Paris, on redoutait que l’axe Berlin-Madrid ne finisse par peser deux tiers des commandes, reléguant Dassault et, avec lui, la France, au second plan. Un rapport classifié du ministère allemand de la Défense allait jusqu’à affirmer que « la position dominante de la France » bloquait la perspective d’un véritable chasseur de sixième génération. Le texte glissait même cette formule assassine : le risque de voir le projet se réduire à un « Rafale-Plus financé par les budgets allemands et espagnols ».

Aujourd’hui, le programme FCAS se trouve à une étape cruciale : identifier les technologies clés et préparer la construction d’un démonstrateur. Enveloppe prévue : 3,2 milliards d’euros. Échéance : l’été 2026. Si le calendrier tient, un prototype devrait voir le jour d’ici 2029. Mais voilà : la vraie question n’est pas technique. Elle est politique. Les trois partenaires arriveront-ils jusque-là ensemble, ou chacun reprendra-t-il sa mise pour tenter sa chance ailleurs ?

Les signaux envoyés par Paris laissent peu de doute : la France se prépare déjà à tracer sa route en solo si la troïka ne tient pas. À l’Assemblée, certains députés demandent ouvertement : « Sommes-nous capables de le faire seuls ? » Éric Trappier, patron de Dassault Aviation, a enfoncé le clou au printemps : la règle des trois parts égales bloque l’avancée, dit-il. L’intégration technologique — entre avion et drones — exige une direction claire, « un leader au-dessus de tous ». Sans ça, « l’interopérabilité n’existe pas », tranche-t-il.

Le ministre de la Défense, Sébastien Lecornu, enfonce le même clou devant les députés : « Construire un chasseur à trois est extraordinairement difficile. Il faut une discussion honnête sur la gouvernance. » À Berlin, ces mots résonnent comme un casus belli. Le puissant lobby aéronautique BDLI accuse la France de jouer double jeu : derrière la rhétorique de la coopération, cacher la volonté de subordonner le projet aux intérêts de Dassault.

Dès lors, le débat n’est plus industriel. C’est devenu un bras de fer politique. Au sommet de l’État. À la villa Borsig, sur les bords du Tegeler See, Emmanuel Macron et Friedrich Merz se sont retrouvés le 24 juillet. Décision : confier à leurs ministres de la Défense la tâche de livrer d’ici fin août un scénario « réaliste » pour l’avenir du programme. Les résultats devront être présentés lors du conseil franco-allemand de Toulon, les 28–29 août, avant des arbitrages définitifs d’ici la fin de l’année.

Dans les faits, le fossé se creuse. Boris Pistorius, ministre allemand de la Défense, a bien tenté, à Osnabrück, d’arrondir les angles face à Lecornu : « Je suis convaincu que la défense européenne ne peut se renforcer qu’à travers une coopération franco-allemande étroite. » Mais la formule masque mal les divergences. Car Paris et Berlin ne mettent pas la même chose derrière l’idée de « projet commun ».

La fracture tient à deux visions du monde. Pour Macron, le FCAS est le bras armé de son mantra d’« autonomie stratégique », la preuve tangible qu’une Europe indépendante des États-Unis existe. Pour Merz, ce discours relève surtout de la communication. La réalité allemande, c’est un ancrage toujours plus profond dans l’orbite américaine : des négociations commerciales transatlantiques aux achats d’armes pour l’Ukraine.

Et comme si ça ne suffisait pas, Paris ajoute des exigences qui crispent Berlin. La France veut une version navalisée du futur appareil, indispensable à la Marine nationale et à ses porte-avions. Problème : l’Allemagne n’a pas de flotte de ce type. Encore plus sensible : la capacité du FCAS à emporter la force de frappe nucléaire française. Sujet à peine évoqué en public, mais qui pourrait bien constituer la pierre d’achoppement ultime.

Ironie de l’histoire : l’idée du FCAS est née dans les premières années de Donald Trump à la Maison-Blanche, quand l’Europe cherchait à se libérer du parapluie américain. Quatre ans plus tard, les réalités ont changé. L’industrie allemande est plus imbriquée que jamais dans le système américain. Et l’Europe, censée s’émanciper, se retrouve face au risque d’un nouveau rendez-vous manqué.

L’exemple du F-35 en dit long. Berlin a signé avec Lockheed Martin, mais a exigé que l’assemblage ne soit pas entièrement délocalisé. Résultat : Rheinmetall, le fleuron de Düsseldorf, décroche une part substantielle de la production… sauf qu’un bon tiers de son capital est déjà contrôlé par des fonds nord-américains. Et la même Rheinmetall, en quête de relais de croissance, multiplie les partenariats avec les géants américains, renforçant encore une dépendance structurelle vis-à-vis de capitaux et de technologies venus d’outre-Atlantique.

Le même scénario se rejoue avec Airbus, acteur central du côté allemand du FCAS. Le groupe a depuis longtemps pris ses habitudes avec Washington. De Northrop Grumman à Kratos, avec qui un partenariat sur les drones a été lancé en juillet 2025, Airbus cultive ses liens transatlantiques. À Arlington, en Virginie, Airbus U.S. Space & Defense existe depuis près d’un demi-siècle et travaille au quotidien avec le Pentagone, la DARPA ou encore la NASA. Autrement dit : Airbus est déjà un rouage bien huilé du complexe militaro-industriel américain.

À l’inverse, Dassault Aviation reste un électron plus libre. Contrôlée à près des deux tiers par la famille Dassault à travers le Groupe Industriel Marcel Dassault, la société n’a que des passerelles limitées avec l’industrie américaine. Ses rares coopérations avec Lockheed Martin portent sur des simulateurs ou des systèmes d’entraînement. Pas de filiales installées aux États-Unis, pas d’intégration systémique au dispositif américain. C’est précisément pour cela que Paris revendique le leadership : pour la France, le FCAS est l’occasion de garder la main sur les technologies critiques, d’éviter que le projet ne se dissolve dans l’agenda stratégique de Washington.

Dès lors, on peut se bercer d’illusions : même si Emmanuel Macron et Friedrich Merz parviennent à accoucher d’ici fin 2025 d’une « perspective réaliste », comme ils l’ont annoncé, le cœur du problème restera intact. FCAS n’est pas qu’un avion, c’est le miroir des divergences franco-allemandes sur la définition même de la souveraineté.

La question du partage des technologies cristallise tout. Dès 2021, Dassault refusait d’ouvrir entièrement ses coffres. Airbus réclamait des accès, Paris verrouillait. C’est l’histoire du « black box », ce noyau de savoir-faire non négociable. La France voit là une leçon de l’histoire : dans les années 1980, Dassault avait déjà claqué la porte du programme Eurofighter pour développer seul le Rafale. Et l’intuition lui a donné raison : l’avion est devenu un succès mondial, de l’Inde à l’Indonésie, en passant par les Émirats arabes unis, l’Égypte ou la Serbie. Le Rafale n’est plus seulement une vitrine technologique, c’est un instrument de puissance diplomatique. Pourquoi, dans ce contexte, s’enchaîner à un projet collectif où Paris perdrait son pouvoir de décision et ses dividendes à l’export ?

Ce bras de fer se lit jusque dans les petites phrases. Jean-Brice Dumont, directeur d’Airbus Defence and Space, admettait récemment que le passage d’un modèle industriel à l’autre était semé d’embûches : hier il fallait protéger la propriété intellectuelle, demain la partager. Un renversement de logique insupportable pour Dassault, habitué à travailler en vase clos. Voilà le nœud dramatique du FCAS : deux cultures industrielles inconciliables.

Et l’équation se complique encore avec de nouveaux acteurs. En 2024, la Belgique a obtenu le statut d’observateur. Prétexte officiel : ses déboires avec la commande de F-35. Objectif réel : maintenir Bruxelles dans la sphère européenne. La réaction ne s’est pas fait attendre. Éric Trappier a fustigé l’incohérence d’un pays qui achète des F-35 tout en s’asseyant à la table du FCAS : « Une farce », a-t-il lâché. Le ministre de la Défense belge, Theo Francken, a répliqué sèchement que son pays n’avait pas de leçons à recevoir de « grands industriels imbus de leur supériorité ».

Dès lors, la question n’est plus seulement celle des retards ou des budgets. Elle est existentielle : Dassault joue-t-il délibérément la montre pour mieux torpiller le projet ? L’hypothèse n’est pas absurde. Sur le plan économique, la firme n’a rien à perdre et beaucoup à gagner à reprendre la main seule sur un chasseur de sixième génération. Elle conserverait ainsi son monopole, ses marges et sa liberté de manœuvre. FCAS, vu de Saint-Cloud, ressemble de plus en plus à une option de luxe, dont la sortie de route pourrait être… rationnelle.

Le bras de fer autour du partage des données sensibles n’est pas qu’un débat technique, c’est une mise en scène de ce qui travaille l’Europe au corps : veut-elle vraiment bâtir une identité de défense commune, fondée sur la confiance et la solidarité, ou bien se replier sur la vieille logique des chapelles nationales, où chacun défend jalousement son pré carré ? Dans ce dilemme, Dassault, fort de son carnet de commandes florissant, peut jouer le rôle d’allumeur de mèches, précipitant le basculement vers le « chacun pour soi ».

Reste que, derrière les querelles de gouvernance, le nerf de la guerre s’appelle argent. Le destin du FCAS se décidera moins dans les bureaux d’ingénieurs que dans les ministères des Finances. Paris pourrait, sur le plan technologique, tirer le projet seul. Mais sur le plan budgétaire, l’aventure tournerait vite au fardeau. Les 100 milliards d’euros brandis comme horizon officiel relèvent davantage du chiffre politique, d’un compromis destiné à rassurer, que d’une estimation réaliste.

Car les vrais montants donnent le vertige. Une étude de Greenpeace évoque un coût global — du développement à la mise au rebut — se chiffrant non pas en dizaines, mais en milliers de milliards. Entre 1,1 et 2 trillions d’euros d’ici 2070. De quoi garantir aux industriels des marges mirifiques, mais aux contribuables européens une saignée budgétaire d’une ampleur inédite.

Dans ce paysage incertain, l’Espagne a envoyé un signal fort : renoncer au F-35 américain et miser sur l’Eurofighter et, surtout, sur le FCAS. Une décision éminemment politique, qui renforce la crédibilité du projet. Mais qui ne répond pas à la vraie question : qui paiera l’addition ?

Berlin, de son côté, cherche à arrimer l’avenir du FCAS à un autre chantier emblématique : le char du futur MGCS, piloté en bonne partie par Rheinmetall. Le ministre de la Défense, Boris Pistorius, a répété le 24 juillet que MGCS et FCAS devaient « incarner le partenariat franco-allemand » et non devenir les otages de « l’égoïsme national ». Il a juré d’une « pleine et entière adhésion » à ces deux programmes. Mais jusqu’ici, ce ne sont que des mots.

La réalité est plus brutale : FCAS comme MGCS tiennent en équilibre instable, entre ambitions et fractures. Si, contrairement aux années 1980, la France choisit cette fois de rester dans l’aventure collective, l’avenir du programme se jouera ailleurs : dans la capacité — ou non — de l’Allemagne à mettre la main à la poche, sans conditions ni limites. Car c’est bien Berlin, avec son effort de défense promis à croître exponentiellement, qui détient la clé. C’est de ce choix que dépendra le verdict : le FCAS sera-t-il le totem de l’indépendance technologique européenne, ou un rêve de plus abandonné sur le bord de la route ?