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Tout a commencé, comme souvent dans l’histoire des grandes secousses populaires, par un détail économique. Dans les provinces de Lorestân et de Fars, quelques centaines de chauffeurs de poids lourds ont refusé de prendre la route après une nouvelle flambée du prix du diesel. Une semaine plus tard, la grève paralysait Chiraz, Ispahan, Mechhed, Ahvaz. Aujourd’hui, plus de 155 villes sont touchées. Les axes logistiques majeurs sont à l’arrêt, les transports de carburant, de nourriture, de matériaux… et même de dépouilles mortuaires sont suspendus. Dans une République islamique qui sacralise ses cortèges funéraires de « martyrs », c’est un choc inédit : on ne parvient plus à transporter les morts jusqu’aux mosquées.

Ce n’est pas une simple grève corporatiste. C’est un grondement profond, mécanique, puissant – le moteur d’un ras-le-bol populaire qui pourrait bien rebattre les cartes du régime.

L’Iran de 2025 est un État géré sous le régime de la guerre permanente, de la sacralisation du martyre et d’une idéologie autoritaire qui ne colle plus ni au monde d’aujourd’hui ni à la réalité du pays. Depuis la prise de pouvoir de l’ayatollah Khomeiny en 1979, la structure du pouvoir repose sur une théocratie hypertrophiée, légitimée par le principe du « velayat-e faqih » – la tutelle du juriste religieux. Autrement dit : un Guide suprême au-dessus des lois, des élections, et de l’État lui-même. Pendant quarante-cinq ans, ce modèle a tenu. Mais il ne fonctionne que lorsque le peuple est tenu dans la peur, le mensonge et l’isolement.

En 2025, ce vernis se fissure de toutes parts :

  • Le chômage des jeunes dépasse 28,4 % (source : Centre statistique d’Iran et Brookings) ;
  • Plus de 70 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, selon l’ancien ministre de l’Agriculture Kazem Hajjati ;
  • Le PIB par habitant plafonne à 4 000 dollars, soit six fois moins qu’en Turquie, neuf fois moins qu’aux Émirats ;
  • L’inflation alimentaire explose à plus de 80 % ;
  • Le diesel a connu une inflation record de 108 % en 2024, malgré les subventions ;
  • 853 exécutions ont été recensées en 2024, selon Amnesty International – dont des mineurs, des femmes, des Kurdes, des sunnites. En mai 2025, 169 personnes ont été pendues en 30 jours ;
  • Des coupures de courant de plusieurs heures frappent 30 provinces sur 31. Lors d’un sommet de l’Organisation de Coopération Économique à Téhéran, l’électricité a été coupée en pleine session ;
  • Le pays enregistre en moyenne 6 à 7 manifestations publiques par jour (hors sabotages et grèves), selon HRANA (Human Rights Activists News Agency) ;
  • La dette publique envers le secteur privé, notamment les transporteurs, dépasse les 8 milliards de dollars ;
  • Les investissements étrangers sont en chute libre : moins d’un milliard en 2024, contre 18 milliards en 2010.

Ce n’est pas seulement une crise économique. C’est un effondrement du sens, un déraillement du contrat social.

Une grève sans visage, une organisation sans tête

Ce que l’on voit émerger aujourd’hui, c’est bien plus qu’une simple contestation. C’est l’esquisse d’une nouvelle forme d’organisation sociale, discrète, robuste, décentralisée. Une structure syndicale d’un genre inédit, à mille lieues des syndicats d’État noyautés par les bassidjis ou les Pasdarans. Une contre-société en gestation.

Ses principes ? Simples et redoutablement efficaces :

  • Aucun leader identifié — donc aucun point faible à abattre ;
  • Des décisions prises à l’échelle des dépôts, parkings, zones industrielles : le pouvoir se diffuse ;
  • Des revendications claires, pragmatiques, purement économiques ;
  • Et un soutien en cascade d’autres corps de métiers : boulangers, petits commerçants, agriculteurs, distributeurs.

Ce syndicat informel, invisible sur les écrans, absent des tribunes, est pourtant bien vivant. Il fonctionne comme un métabolisme interne de la révolution : silencieux, essentiel, indétectable.

La riposte du régime n’a pas tardé :

  • Plus de 200 chauffeurs arrêtés au 3 juin (source : Amnesty International) ;
  • Des checkpoints mobiles déployés dans 19 villes pour fouiller les poids lourds ;
  • Interdiction de recevoir des fonds de l’étranger — en clair, couper l’oxygène venu de la diaspora ;
  • Les journalistes couvrant la grève sont menacés, censurés, arrêtés : 17 interpellations recensées par Reporters sans frontières en mai ;
  • Les VPN sont rendus inutilisables, les messageries cryptées bloquées une à une.

Mais rien n’y fait. Le mur de propagande se lézarde. D’après une enquête de l’institut GAMA menée dans 22 provinces, la confiance dans les médias officiels est tombée à 13 % — un plancher historique.

Les vieux dogmes contre la colère froide

Ali Khamenei et ses fidèles semblent figés dans les certitudes des années 1980 : le « déclin inévitable de l’Occident », « la disparition annoncée d’Israël », « la mission divine de l’Iran »… Plus qu’une idéologie, un réflexe de survie face à une réalité qui leur échappe.

Même le président Pezeshkian, pourtant estampillé « réformateur », se révèle simple exécutant. Poétique dans le verbe, vide dans les actes. Il évoque le Gorbatchev des dernières heures : une coquille politique incapable d’arrêter le cours de l’histoire.

Quant à la succession dynastique de Mojtaba Khamenei, fils du Guide, elle ressemble à une fiction usée. Pas de charisme, pas d’ancrage populaire, englué dans des scandales. Un remake tardif de la gérontocratie soviétique.

Des revendications rationnelles, un message explosif

Les chauffeurs ne réclament ni la chute du régime, ni des droits abstraits. Ils demandent le rétablissement des subventions au diesel, le paiement des assurances, un tarif minimum garanti par course. Rien de plus. Mais en Iran, toute revendication économique contient en germe une contestation politique.

L’histoire est connue : en 2019, la hausse du prix de l’essence avait provoqué une révolte généralisée. Plus de 1 500 morts. En 2025, la colère est froide, méthodique, organisée. Pour la première fois depuis 1979, un véritable syndicalisme indépendant prend racine. Une alternative aux façades syndicales inféodées aux services de sécurité.

La République islamique sait réprimer les slogans. Elle ne sait pas quoi faire face au silence déterminé. Les routiers ne brûlent pas de pneus, ne lancent pas de cocktails. Ils immobilisent leurs camions. Et cette immobilité est plus redoutable que toutes les émeutes passées.

Leur grève bloque les artères vitales du pays. Pétrole, agriculture, commerce : tout s’arrête. Et dans l’ombre, d’autres professions les rejoignent — boulangers, fermiers, petits entrepreneurs. Une coalition horizontale est en train de naître. Pas de chefs, mais une énergie sociale brute, intense, irrésistible.

Un changement de génération, un virage stratégique

En 2022, c’était la jeunesse qui était en première ligne. Des corps de jeunes hommes et femmes gisaient dans les rues de Téhéran, Sanandaj ou Tabriz. Plus de 500 morts, des milliers d’arrestations, des centaines d’yeux crevés. Depuis, la stratégie a changé.

Aujourd’hui, les jeunes se taisent. Pas par peur. Par lucidité. Ils laissent les routiers occuper le front, les parkings remplacer les places, les tracts remplacer les cris. Un soulèvement en sourdine. Une insurrection qui prépare l’après.

Les routiers ne veulent pas être des héros. Ils veulent que les jeunes vivent. Comme les anciens du maquis cachaient ceux qui deviendraient la France libre, eux protègent l’avenir — en silence, au ralenti, avec détermination.

Révolte sur roues : quand l’Histoire klaxonne

Impossible de ne pas penser à Gdańsk, août 1980. Une grève dans les chantiers navals, déclenchée par la hausse des prix de la viande et la fin des subventions, se mue en un séisme politique. Elle donne naissance à Solidarnosc, piloté par un électricien au charisme brut : Lech Wałęsa. En moins de deux ans :

  • Plus de 10 millions de Polonais – un tiers de la population adulte – rejoignent le mouvement ;
  • 1 200 entreprises, des aciéries aux centrales, passent sous coordination syndicale ;
  • L’accord de Gdańsk légalise pour la première fois des syndicats indépendants dans un État communiste.

Le Pacte de Varsovie découvre alors, abasourdi, que le peuple peut s’auto-organiser… sans parti, sans comité central. Moins d’une décennie plus tard, l’URSS s’effondrait. Le premier domino, ce n’était ni un général, ni un universitaire. C’était un ouvrier portuaire.

France, 2018 : colère fluorescente

Autre parallèle, plus proche : les Gilets Jaunes. Ce n’est pas un parti. C’est une colère sur roues. Au départ ? Une taxe sur le diesel. À l’arrivée ? Une crise de légitimité de l’État.

  • Le mouvement, né d’un appel de routiers et d’automobilistes, s’étend à tous les départements français ;
  • Plus de 2,5 millions de manifestants selon le ministère de l’Intérieur ;
  • Emmanuel Macron recule : retrait de la taxe, hausse du SMIC, gel des prix de l’énergie ;
  • Et dans le sillage, une effervescence démocratique inédite, avec la naissance d’assemblées populaires décentralisées.

Le carburant n’était que l’étincelle. Le bidon d’essence, c’était la défiance.

Iran, 1978 : quand les bus déraillent le régime

C’est un épisode oublié, mais lourd de sens. En décembre 1978, bien avant les slogans, ce sont les chauffeurs de bus de Téhéran qui frappent le régime du Shah. Plus de 6 000 conducteurs cessent le travail. Résultat :

  • Les transports de vivres, de carburant, de fonctionnaires sont paralysés ;
  • Téhéran frôle le chaos humanitaire ;
  • Selon l’iranologue Michael Fischer, ce moment signe le début de la fin : l’État perd le contrôle.

Ces conducteurs ne réclamaient pas le pouvoir. Ils refusaient de livrer des soldats aux funérailles de manifestants tués à Qom. Par ce geste, ils donnent à l’opposition une cause légitime. En janvier 1979, la paralysie logistique empêche l’armée d’intervenir. La Révolution passe.

2025 : les camions de la dissidence

Quarante-sept ans plus tard, ce sont encore des conducteurs qui s’érigent en force de rupture. Mais cette fois, ils ne soutiennent plus un système fondé sur les martyrs. Ils lui tournent le dos. Leur mouvement n’est pas une révolte de la misère. C’est une révolution de la compétence. Ces hommes savent comment fonctionne l’économie. Ils connaissent les flux, les délais, les réseaux. Ce sont les techniciens du quotidien.

Dans les groupes Telegram, beaucoup appellent leurs camions des « chars de la résistance ». Une métaphore à double détente :

  • Une ironie mordante face à la novlangue du régime, où chaque exécution devient une « victoire » et chaque prêche un « front » ;
  • Une mémoire historique : camions ou blindés, ce sont les machines qui déplacent l’Histoire. Mais les camions transportent, relient, nourrissent. Ils construisent.

Un archétype de révolution du XXIe siècle

Malgré les différences de temps, de lieux et de cultures, ces soulèvements ont un air de famille :

  1. Le transport est une infrastructure vitale. L’arrêter, c’est stopper le cœur logistique de l’État ;
  2. Les routiers sont peu politisés, mais très disciplinés — un cauchemar pour la répression, un modèle pour les autres professions ;
  3. Des revendications économiques mènent à des conclusions politiques : si l’État n’assure plus le minimum, il devient illégitime ;
  4. L’absence de hiérarchie rend le mouvement insaisissable. Pas de tête à couper, pas de chef à corrompre ;
  5. Et toujours, la solidarité horizontale. Les boulangers, les dockers, les agriculteurs suivent.

L’Iran d’aujourd’hui, comme la Pologne d’hier, comme la France d’il y a cinq ans, fait face à une nouvelle génération de révolte. Non pas spectaculaire, mais tenace. Pas romantique, mais implacable. Une révolution des roues, lente, massive, capillaire.

Et cette fois, personne ne sait où elle s’arrêtera.

La grève comme réflexe de modernité

Chaque révolution des transports n’est pas qu’un cri contre la pauvreté. C’est un réflexe civilisationnel. Un sursaut collectif contre l’absurde. Quand, en France, le diesel devient plus cher que l’électricité, les routiers se mettent en grève. Quand, en Iran, un kilowatt coûte plus qu’un pain, les boulangers et les chauffeurs coupent les moteurs.

Quand l’État n’a plus les moyens de faire rouler la société, c’est la société elle-même qui freine. Qui gare le pays sur le bas-côté de l’Histoire. Pour mieux faire demi-tour.

Et si l’Histoire nous enseigne quelque chose, c’est ceci : partout où les roues se sont arrêtées par la volonté du peuple, les régimes ont fini par dérailler.

Aujourd’hui, à l’intérieur de l’Iran, aucun visage ne cristallise l’espoir. Mir Hossein Moussavi est en résidence surveillée. Narges Mohammadi, en prison. Masoud Pezeshkian, président lyrique mais sans colonne vertébrale, n’est ni Gorbatchev, ni Mandela. Il est l’orateur officiel d’une démocratie islamique sans substance. Et Ali Khamenei veille encore depuis sa tour d’ivoire — déjà rongée à la base.

Mais l’espoir pourrait venir d’ailleurs. De cette vaste diaspora iranienne éparpillée entre les États-Unis, le Canada, l’Europe. Le régime tente de couper ses ailes : en juin 2025, une loi interdit les transferts d’argent de l’étranger. Une tentative désespérée d’étouffer la grève en asséchant les flux de soutien. Mais l’effet est inverse : la communauté internationale voit désormais un régime suspendu à ses baïonnettes et à ses barils.

Pendant ce temps, Téhéran poursuit ses marchandages nucléaires avec Washington. Un jeu d’illusion. Le pouvoir iranien parie sur une chute de Trump, ou à défaut sur son affaiblissement. Mais le président américain n’a pas la naïveté de ses prédécesseurs. Il sait que toute garantie concédée à l’Iran servira à relancer une exportation de la révolution… sous stéroïdes.

À Téhéran, on sait aussi qu’un retour du capital américain signifierait la fin de la croisade contre Israël, totem idéologique depuis 45 ans. Or, pour le régime, abdiquer cette ligne, c’est abattre l’ossature du système. Il n’y aura pas d’accord réel. Juste du théâtre stratégique.

Les rumeurs de transmission du pouvoir à Mojtaba Khamenei courent depuis des années. Mais elles tournent à vide. Le Guide suprême n’a jamais offert à son fils la reconnaissance religieuse et politique nécessaire. Mojtaba est un héritier effacé, enlisé dans les affaires, sans envergure ni autorité. Même les mollahs le considèrent comme un poids mort.

Un autre scénario se dessine : une direction collégiale, mi-militaire, mi-cléricale. Mais là encore, le socle s’effrite. Le pays n’adhère plus aux faux-semblants.

L’Iran de 2025 est un anachronisme en fin de course. À l’intérieur : fracture sociale, effondrement économique, rupture totale entre les élites et le peuple. À l’extérieur : isolement diplomatique, sanctions, vide stratégique. Mais surtout, une mutation interne : une forme de protestation nouvelle, patiente, sans lyrisme, mais méthodique. Et implacable.

La grève des routiers n’est pas un épisode. C’est un signal. Ce n’est pas une émeute de la misère, mais le soulèvement des compétents : ceux qui savent comment fonctionne un pays, et qui exigent non pas un ravalement de façade, mais un changement de fondations.

Le régime iranien tombera. Non sous les pierres d’un soulèvement de rue. Mais rongé de l’intérieur. Victime d’une insurrection sur roues.

Car l’histoire le prouve : quand les conducteurs s’arrêtent, le pays s’immobilise. Et lorsqu’un pays s’arrête, c’est qu’il se prépare… à avancer.