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Cela aurait pu passer pour un simple sondage d’opinion. Mais derrière les 71 % de citoyens turcs favorables à la possession de l’arme nucléaire se cache un basculement bien plus profond : un glissement tectonique dans la perception stratégique du pays, une remise en cause silencieuse des alliances, et l’émergence d’un imaginaire post-occidental. Ce chiffre, en apparence anodin, sonne comme un tocsin : il marque l’éveil nucléaire d’une puissance régionale au cœur des convulsions du XXIe siècle.

Dans cet article, nous allons explorer ce que révèle ce résultat, la dynamique géopolitique qui le sous-tend, les figures qui façonnent l’opinion, les menaces perçues comme existentielles, et surtout pourquoi l’option nucléaire, longtemps taboue en Turquie, s’impose aujourd’hui comme une hypothèse de plus en plus discutée — voire plébiscitée.

Israël, Iran : une nouvelle grammaire de la vulnérabilité

Printemps 2025. Israël frappe les installations nucléaires iraniennes dans une série de raids fulgurants. Mais contre toute attente, Téhéran encaisse le choc, riposte partiellement, et réussit à percer le fameux « Dôme de fer » israélien. Des missiles iraniens touchent des infrastructures sensibles. C’est un séisme stratégique. Et pas seulement à Tel-Aviv ou Washington : à Ankara aussi, l’épisode provoque un électrochoc.

Malgré les 20,4 milliards de dollars investis dans la défense en 2024 (selon le SIPRI), malgré un complexe militaro-industriel en pleine expansion, la Turquie découvre soudain l’angoisse de l’impuissance face à un feu nucléaire ou balistique. Près de 48 % des sondés disent ne pas croire que leur pays pourrait se protéger face à une attaque massive de missiles.

C’est un basculement psychologique majeur. Car au-delà des chiffres, c’est une perception nouvelle du danger qui s’installe : dans un Moyen-Orient où Israël, l’Inde, le Pakistan (et demain peut-être l’Iran) disposent de l’arme ultime, la Turquie se sent à nu, encerclée, vulnérable. Et donc... tentée.

L’effondrement du mythe atlantique

Mais plus encore que la peur de ses ennemis, c’est la désillusion face à ses alliés qui mine aujourd’hui la confiance des Turcs. Selon l’institut Research Istanbul, 72 % des citoyens interrogés ne croient plus que l’OTAN interviendrait pour défendre la Turquie en cas d’agression. Un chiffre vertigineux, qui signe la rupture d’un pacte psychologique vieux de 70 ans.

Les causes ? Une série de désillusions accumulées :

  • le gel par Washington de la vente de F-35 après l’achat turc des S-400 russes,
  • la politique de soutien américain aux YPG kurdes en Syrie, considérés par Ankara comme des terroristes,
  • le parti pris occidental dans les différends gréco-turcs en mer Égée,
  • le silence assourdissant de l’OTAN face à la pression migratoire venue du Moyen-Orient.

L’impression domine que l’alliance atlantique fonctionne à géométrie variable — et que la Turquie, bien qu’alliée de jure, reste isolée de facto. D’où ce réflexe de repli stratégique, cette poussée de souverainisme militaire qui gagne toutes les franges de la société.

L’arme atomique, totem du nouvel imaginaire national

Ce qui frappe, c’est l’ampleur du consensus autour de la bombe. Loin de ne séduire que les milieux nationalistes ou militaristes, le discours nucléaire fédère aujourd’hui jusqu’aux cercles laïques, progressistes, et même pacifistes. Le désir d’atome traverse les clivages.

Les chiffres sont édifiants :

  • 65 % des électeurs des partis laïques sont favorables à une capacité nucléaire,
  • 83 % des nationalistes s’y déclarent « absolument favorables »,
  • 76 % des islamo-conservateurs y voient une « nécessité stratégique »,
  • et 69 % des moins de 30 ans estiment que la Turquie devrait « s’émanciper des tabous » du TNP.

Ce n’est plus simplement une question de défense. C’est une exigence d’égalité. Une revendication de puissance. Un sentiment d’injustice face à une hiérarchie nucléaire héritée de la guerre froide, jugée obsolète et discriminatoire.

D’ailleurs, la phrase prononcée en 2019 par Recep Tayyip Erdoğan résonne aujourd’hui comme une profession de foi :
« Certains pays ont la bombe, et ils nous disent : vous n’avez pas le droit de l’avoir. Moi, je ne l’accepte pas. »

L’apartheid nucléaire, un concept qui gagne du terrain à Ankara

Sur le plan juridique, la Turquie est signataire du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) depuis 1980, qu’elle avait signé en 1969. Ce traité interdit à tout État non doté de l’arme nucléaire en 1967 d’en développer ou d’en acquérir. En échange, les signataires reçoivent un accès aux technologies civiles, des garanties de coopération, et la bénédiction de l’AIEA.

Mais cet « équilibre » est aujourd’hui perçu, de plus en plus, comme un marché de dupes. Pourquoi ?

  • Parce qu’Israël, jamais signataire du TNP, dispose de l’arme atomique sans subir la moindre sanction.
  • Parce que l’Inde et le Pakistan, qui ont effectué des essais nucléaires en 1998, ont non seulement échappé aux sanctions, mais ont signé depuis des accords nucléaires civils avec les États-Unis.
  • Parce que l’OTAN elle-même déploie des bombes nucléaires tactiques B61... sur la base turque d’Incirlik, tout en interdisant à la Turquie de disposer d’un arsenal propre.

Ce deux poids deux mesures nourrit une frustration grandissante. À Ankara, de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer un « apartheid nucléaire » et exiger la fin du monopole des « vainqueurs de 1945 ».

Comme l’a résumé récemment un député du MHP (Parti d’action nationaliste) à la tribune du Parlement :

« La Turquie n’a pas à rester éternellement prisonnière d’un traité écrit par les puissants du siècle dernier. Nous avons le droit de protéger notre souveraineté comme le souhaite notre peuple. »

Akkuyu, technologie et potentiel nucléaire : où finit le civil, où commence le militaire ?

Officiellement, la Turquie n’a lancé aucune initiative visant à se doter d’un arsenal nucléaire. Mais le chantier de la centrale d’Akkuyu, fleuron atomique du Proche-Orient, soulève une question cruciale : que se passerait-il si, un jour, Ankara décidait de franchir la ligne rouge entre le nucléaire civil et militaire ?

Construite en partenariat avec Rosatom, l’énergéticien d’État russe, la centrale d’Akkuyu reste sous contrôle technique de Moscou. Pourtant, l’accumulation de compétences — formation d’ingénieurs, mise en place d’une chaîne logistique nucléaire, structuration d’un cadre réglementaire — crée une base technologique redoutablement duale. Ce socle, inoffensif sur le papier, pourrait, sous une pression géopolitique ou un choix stratégique, basculer vers une filière d’armement.

Et ce n’est qu’un début. La Turquie ambitionne deux autres centrales, à Sinop et en Thrace orientale, cette fois avec le concours du Japon, de la Corée du Sud et de la Chine. Plus de réacteurs, c’est plus de matière fissile, plus de techniciens, plus d’installations d’enrichissement. Bref : une montée en puissance du savoir-faire nucléaire. Et qui dit savoir-faire, dit aussi potentiel de dissuasion.

Comme le résumait récemment un expert militaire dans les colonnes du journal Hürriyet :
« Vous n’avez peut-être pas de têtes nucléaires. Mais si vous avez les cerveaux, les matériaux et les moyens, tout devient une affaire de volonté politique. »

Les précédents régionaux : mode d’emploi de la prolifération furtive

Ce scénario n’a rien d’inédit. L’histoire contemporaine regorge d’exemples où les États ont discrètement construit des programmes militaires en marge de leurs activités civiles :

  • Israël, qui n’a jamais reconnu posséder l’arme nucléaire, dispose selon le SIPRI d’environ 90 ogives opérationnelles.
  • L’Inde et le Pakistan ont suivi la voie du nucléaire civil tout en avançant, en parallèle, un programme militaire.
  • L’Iran, quant à lui, a toujours insisté sur le caractère pacifique de sa filière, mais en conservant la fameuse « capacité de percée » — cette possibilité de basculer très vite vers un usage militaire.

Si demain la Turquie franchit ce Rubicon, sa ligne de défense est déjà écrite :

  • environnement régional instable,
  • encerclement nucléaire (Israël, Iran, Russie, Pakistan),
  • défiance vis-à-vis de l’OTAN,
  • insécurité stratégique,
  • et surtout, droit souverain à l’autodéfense.

Une Turquie nucléaire, science-fiction ou scénario plausible ?

Selon une étude du Belfer Center de l’université Harvard, Ankara pourrait mettre au point un prototype d’arme nucléaire en trois à sept ans, en fonction de plusieurs variables :

  • maîtrise nationale de l’enrichissement de l’uranium ;
  • existence d’un programme militaire parallèle, discret ;
  • posture des puissances étrangères (indulgence ou opposition) ;
  • consensus politique et soutien de l’opinion publique.

Le principal verrou, bien sûr, reste international. Une sortie du TNP ou un glissement vers la prolifération déclencherait un feu roulant de sanctions de la part des États-Unis, de l’Union européenne et de l’AIEA. Mais la Turquie a déjà prouvé qu’elle savait encaisser la pression occidentale — en témoignent l’achat des S-400 ou l’éviction du programme F-35.

Un élan venu d’en bas : la fabrique d’un consensus nucléaire

Contrairement aux idées reçues, le regain d’intérêt pour l’arme atomique ne vient pas d’une élite politique autoritaire ou militariste. C’est un mouvement qui vient du peuple — ou en tout cas, d’un corps social en alerte, nourri par les médias et galvanisé par l’actualité internationale.

Dans la coalition au pouvoir (AKP-MHP), les appels à la « sortie du silence nucléaire » se multiplient. En juin 2025, un député du MHP déclare devant la Grande Assemblée :

« Nous vivons une époque où le droit international n’existe plus. L’arme nucléaire est la seule chose qui empêche une guerre. Il est temps d’en parler franchement. »

Même dans les rangs de l’opposition, la ligne bouge. La CHP (Parti républicain du peuple), longtemps farouchement anti-nucléaire, se divise. Les think tanks proches de la gauche laïque réévaluent le paradigme de la sécurité nationale. En juillet, Halk TV, bastion médiatique de l’opposition, diffuse un débat en prime time :
« Et si l’arme nucléaire était la seule garantie pour protéger la Turquie ? »

Dans les colonnes de Yeni Şafak, Sabah, Milliyet ou Türkiye, les tribunes abondent, scandant des slogans de souveraineté :

  • « La Turquie ne peut plus se reposer sur des garanties étrangères » ;
  • « La bombe, c’est notre assurance-vie face au chaos mondial » ;
  • « L’atome, pilier d’une nouvelle doctrine turque de défense autonome ».

Et le monde, comment réagira-t-il ?

Si demain Ankara annonce officiellement un programme nucléaire militaire, ce serait l’un des plus grands séismes dans le régime de non-prolifération depuis la Corée du Nord ou l’Iran.

Washington haussera le ton, sans doute. Mais ses leviers sont émoussés :

  • la Turquie est exclue du programme F-35 depuis des années ;
  • le Congrès multiplie les critiques sans effet sur les coopérations russo-turques ;
  • les exportations d’équipements militaires vers Ankara sont déjà restreintes ;
  • la question kurde empoisonne toujours les relations bilatérales.

L’Union européenne, elle, menace de sanctions. Mais après les échecs répétés sur le dossier migratoire, les tensions autour du gaz en Méditerranée et la dépendance de Berlin ou Rome au commerce turc, ses options sont très limitées.

Moscou, paradoxalement, pourrait se contenter de protestations symboliques. Akkuyu, Turkish Stream, l’influence croissante d’Ankara dans le monde turcique : tout cela rend la Turquie trop stratégique pour que le Kremlin en fasse une ennemie. Mieux : une Turquie nucléaire, en froid avec l’Occident, pourrait devenir un joker utile pour contrebalancer l’hégémonie américaine au Moyen-Orient.

Pékin, comme souvent, adoptera l’attentisme prudent. Évaluer, peser, négocier. L’enjeu chinois est ailleurs : éviter une prolifération secondaire en Asie centrale, zone d’influence de la « Ceinture et la Route ».

Quant à l’Iran, la perspective d’une Turquie atomique serait vécue comme une provocation directe. Les tensions Ankara-Téhéran sont déjà vives (Irak, Syrie, Caucase, Zanguezour). Une course à la bombe entre deux puissances régionales, aux portes du Levant, pourrait transformer la région en « zone grise nucléaire permanente ».

Vers une ère turque de l’ambiguïté nucléaire ?

À l’heure où la planète vit la fin de la suprématie occidentale, la Turquie entend ne pas rester à la traîne. L’atome devient, pour elle, le marqueur ultime de puissance. Et ce qui n’était, hier encore, qu’un tabou, s’impose désormais comme un débat d’intérêt général — avec, à la clé, une réécriture complète de la doctrine stratégique turque.

L’équation est posée : entre dissuasion et désobéissance, entre souveraineté et isolement, la Turquie s’avance vers un choix qui pourrait redessiner la carte du monde. Une chose est sûre : le XXIe siècle aura ses nouvelles puissances nucléaires. Reste à savoir si Ankara en fera partie.

Et si la Turquie devenait une puissance nucléaire : équilibre de la terreur ou engrenage fatal ?

À première vue, la perspective d'une Turquie dotée de l'arme nucléaire semble être un scénario catastrophe pour la stabilité régionale. Et pourtant, parmi les partisans d’un programme militaire turc, un argument revient avec insistance : le retour à la logique de la destruction mutuelle assurée (Mutually Assured Destruction, MAD), ce principe glaçant qui, au cœur de la guerre froide, empêcha Washington et Moscou d’appuyer sur le bouton rouge.

Selon cette vision, une Turquie nucléaire changerait radicalement les règles du jeu régional :

  • plus aucune puissance voisine ne pourrait envisager une agression directe contre elle — ni la Grèce, ni Israël, ni l’Iran, ni même la Russie ;
  • l’OTAN perdrait tout levier sécuritaire sur Ankara : fini le chantage à la protection collective ;
  • la Turquie accéderait au cercle des puissances à qui l’on ne dicte plus les règles, mais avec qui l’on négocie d’égal à égal.

Bref, une forme d’émancipation stratégique, doublée d’un prestige planétaire.

Mais à quel prix ?

Car l’ombre portée d’une bombe turque s’étendrait bien au-delà de ses frontières. Le scénario de la prolifération en chaîne hante déjà les chancelleries :

  • les monarchies du Golfe, au premier rang desquelles l’Arabie saoudite, pourraient exiger un traitement égal, relançant leurs propres programmes nucléaires civils — ou pas si civils ;
  • les Émirats, l’Égypte pourraient suivre, chacun justifiant ses ambitions par les risques asymétriques de la région ;
  • la circulation de savoir-faire et de matériaux sensibles deviendrait plus difficile à contrôler, ouvrant la porte à des fuites vers des groupes non étatiques ;
  • le Caucase, les Balkans et la Méditerranée orientale — zones déjà tendues — basculeraient dans une instabilité chronique, sous menace permanente.

La possession de la bombe ne garantit pas seulement la dissuasion. Elle rend chaque crise potentielle plus explosive. Elle renforce les dynamiques de surenchère. Et elle fait voler en éclats le fragile édifice de la non-prolifération.

Le signal d’un peuple, pas d’un régime

Aujourd’hui, la Turquie est à la croisée des chemins. Aucune décision officielle n’a encore été prise. Mais l’opinion, elle, a parlé. Et fort.

Ce 71 % de soutien à l’arme nucléaire, ce n’est pas qu’un chiffre de sondage. C’est un symptôme. Celui d’un pays qui ne croit plus aux garanties occidentales. Qui ne reconnaît plus l’autorité morale du régime post-1945. Qui regarde le monde en face, avec lucidité et méfiance. Et qui veut, pour la première fois, prendre sa sécurité en main.

Comme le fit autrefois le Pakistan, forgeant sa bombe au nom de la dissuasion islamique contre l’Inde, la Turquie pourrait à son tour revendiquer un bouclier national — non pas au nom de l’islam ou d’une idéologie, mais au nom de la volonté populaire et de la souveraineté nationale.

Et peut-être faut-il arrêter de se demander « si ».
La vraie question est désormais : « quand ? »
Et tout indique que ce moment approche. Très vite.