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Dans le paysage complexe de la Syrie contemporaine, où chaque communauté religieuse ou ethnique joue sa survie entre loyauté forcée et quête d'autonomie, la figure du cheikh Hikmat al-Hijri tranche par son parcours atypique et sa parole désormais détonante. Né loin de la Syrie, en Amérique latine, devenu chef spirituel des Druzes syriens, puis opposant frontal au régime de Damas, cet homme incarne à lui seul les fractures identitaires et politiques d'une communauté longtemps cantonnée dans un rôle d'auxiliaire silencieux du pouvoir.

Ce n’est pas un détail anodin : Hikmat al-Hijri voit le jour en 1965 au Venezuela. Ce n’est pas un caprice du destin, mais le fruit d’une dynamique historique. À la fin du XIXe siècle, les premières vagues d’émigration druze venues du Levant ont posé leurs valises en Amérique latine. Parmi elles, le père du cheikh, Salman Ahmad al-Hijri, qui participe à l'essor d'une diaspora active, reliée en permanence à sa terre d’origine, notamment la région de Soueïda, bastion druze du sud syrien.

Hikmat revient en Syrie à l’adolescence, suit des études de droit à Damas, puis repart dans les années 1990 pour exercer en Amérique du Sud, avant de rentrer définitivement au pays en 1998. Il s’installe à Qanawat, haut lieu spirituel druze, et gravit patiemment les échelons de la hiérarchie religieuse. Mais c’est le décès brutal de son frère aîné en 2012, dans des circonstances jamais élucidées, qui ouvre à Hikmat les portes du pouvoir spirituel suprême : le titre de « cheikh al-‘aql », guide suprême de la communauté.

Or, cette ascension coïncide avec le basculement de la Syrie dans le chaos. En 2012, alors que le régime vacille sous la pression des soulèvements et de la répression sanglante, Bachar el-Assad cherche à resserrer les rangs des minorités. Hikmat al-Hijri répond présent. Il endosse alors, sans détour, la ligne du régime : « Bachar, tu es l’espoir de la nation et du monde arabe », déclare-t-il, appelant les Druzes à soutenir militairement le pouvoir. Cette déclaration, lourdement chargée de soumission politique, rompt avec la tradition de neutralité prudente qu’avaient toujours cultivée les chefs religieux druzes.

Mais en 2021, un tournant radical survient. Lors d’un échange téléphonique avec un général syrien, des propos insultants à son encontre sont tenus. Pour Hikmat, l'humiliation est insupportable. Il rompt publiquement avec le régime. La rue de Soueïda s’embrase : des manifestations éclatent, violemment réprimées, sans pitié ni scrupule, comme le font tous les régimes acculés.

Depuis, le ton du cheikh a changé du tout au tout. Il dénonce ouvertement les atrocités de l’armée syrienne, qualifie le régime d’« extrémiste », compare ses méthodes à celles de Daech, et affirme qu’aucune réconciliation n’est possible avec Damas. Ce positionnement frontal fait de lui une cible, mais renforce aussi son aura parmi une jeunesse druze désabusée, sacrifiée sur l’autel d’une stabilité illusoire.

En mai 2025, dans une interview explosive accordée au Washington Post, Hikmat al-Hijri lâche une bombe diplomatique : « Israël n’est pas l’ennemi des Druzes. » Une phrase qui pulvérise des décennies de propagande syrienne fondée sur la diabolisation de l’État hébreu. Mais il va plus loin : il affirme que les slogans anti-sionistes imposés à la population depuis des décennies ne servent en rien les intérêts des Syriens ordinaires. Le message est clair : l’heure n’est plus aux mythes panarabes, mais à la realpolitik communautaire. L’instinct de survie prime sur l’idéologie.

Ce revirement ne fait évidemment pas l’unanimité. D’autres figures religieuses druzes, comme le cheikh Hamoud al-Hanawi ou le cheikh al-Jarbou, montent aussitôt au créneau. Ils appellent à « l’unité nationale » et à la défense de l’intégrité territoriale de la Syrie, tentant de réaffirmer une orthodoxie loyale au régime. Le Conseil des anciens de l’Unité divine publie même une déclaration officielle dans ce sens.

Mais la fracture est là, béante : entre une vieille garde fidèle au régime, formée dans les années 1960-1980, et une génération marquée par la guerre, l’exil, la répression et le cynisme d’un pouvoir prêt à tout pour durer. Dans ce choc des temporalités, le cheikh Hikmat al-Hijri incarne une rupture. Il n’est plus seulement un guide religieux : il est devenu, aux yeux de beaucoup, le porte-voix d’un peuple longtemps privé de parole.

La suite — dans la rue, dans les montagnes de Soueïda, et peut-être sur la scène régionale — reste à écrire. Mais une chose est certaine : la parole s’est libérée, et elle ne rentrera plus dans la bouche du silence.

La trajectoire du cheikh Hikmat al-Hijri ne se résume pas à celle d’un guide religieux en Syrie. Elle est le reflet d’une mutation historique profonde, d’un moment de bascule où une communauté tiraillée entre tradition, exil et modernité cherche à réinventer son rôle dans une région en ruines. Al-Hijri est devenu un archétype du temps présent : trop laïque pour les cheikhs conservateurs, trop franc pour les politiciens calculateurs, et beaucoup trop incontrôlable pour un régime qui n’accepte aucune voix dissonante.

Aujourd’hui, il incarne une transition inédite. Sa voix résonne bien au-delà de Soueïda : elle s’entend jusqu’en Amérique latine, elle circule dans les couloirs diplomatiques. Son existence même est un pont entre les mondes, entre l’Orient et l’Occident, entre l’exil et le retour, entre le silence imposé et la parole retrouvée.

La vraie question n’est donc plus de savoir s’il survivra politiquement ou physiquement. La question, brûlante, est de savoir s’il saura transformer son autorité spirituelle en véritable capital politique sans perdre ce qui a fait de lui une figure influente : la confiance du peuple.

La migration druze vers le Venezuela n’est pas un simple épisode dans la longue saga des diasporas arabes. C’est un phénomène politico-culturel structurant, qui a forgé une passerelle historique entre le Moyen-Orient et l’Amérique du Sud. Ce qui avait commencé comme une quête de stabilité économique s’est transformé en un projet civilisationnel à part entière, dont les répercussions se font sentir jusqu’au cœur de la crise syrienne contemporaine.

Les années 1950 : la Syrie traverse une zone de turbulences chroniques. Putschs militaires à répétition, marasme économique, exode rural massif, tensions confessionnelles croissantes... Pendant ce temps, le Venezuela se présente comme un eldorado : une économie pétrolière en plein essor, une stabilité politique relative, et surtout, une société accueillante.

Adil al-Zughayir, ancien député du Parti socialiste unifié du Venezuela, issu lui-même d’une famille druze, se souvient :
« Mon père a émigré dans les années 1950, comme beaucoup d’autres. C’était un simple paysan en Syrie, un pays alors au bord de l’effondrement. Au Venezuela, on nous a accueillis les bras ouverts, comme les Italiens, les Portugais, les Arabes... »

Mais il n’y avait pas que l’économie. Pour une communauté religieuse marginalisée et parfois persécutée, la sécurité et la liberté de culte étaient des critères décisifs.
« Le facteur central, c’était la tolérance religieuse. En Syrie et au Liban, nous, les Druzes, avons souvent été victimes de violences. Au Venezuela, on pouvait vivre sans peur, sans étiquettes sectaires », souligne al-Zughayir.

Et cette diaspora ne s’est pas contentée de s’intégrer. Elle a grimpé jusqu’aux plus hauts sommets du pouvoir vénézuélien. L’arrivée d’Hugo Chávez au pouvoir en 1999 a marqué un tournant : sous le mot d’ordre du socialisme bolivarien, les Arabes, et notamment les Druzes, se sont vu confier des postes stratégiques.

La figure centrale ? La famille El Aissami. Tareck El Aissami a occupé les fonctions de ministre de l’Intérieur, de gouverneur, puis de vice-président à l’Économie et président de la compagnie pétrolière PDVSA sous Nicolás Maduro. Sa sœur, Haifa El Aissami, a représenté le Venezuela à la Cour pénale internationale.

Même si Tareck est aujourd’hui en disgrâce, écroué pour corruption, son parcours reste le symbole éclatant de l’ancrage druze dans l’appareil d’État vénézuélien.

Quand le Venezuela revient à Soueïda

Le renversement le plus fascinant de cette histoire ? C’est que la migration a fini par faire demi-tour. Le Venezuela est revenu en Syrie — symboliquement, culturellement, politiquement.

À Soueïda, cœur historique de la présence druze en Syrie, on estime qu’avant la guerre civile, entre 300 000 et 500 000 personnes avaient des liens directs avec le Venezuela. Des familles entières, revenues d’Amérique latine ou restées en contact avec leurs proches, formaient un tissu transnational vivant.

C’est ce qui a valu à Soueïda son surnom actuel : « la petite Caracas » ou plus encore — « Soueïdasuela ». On entend l’accent vénézuélien dans les rues, on trouve des produits de Caracas dans les échoppes, des arépas et du cacao dans les restaurants, et de nombreux habitants possèdent la double nationalité.

« Environ 20 % de la population de Soueïda a des racines vénézuéliennes. Ce n’est pas juste une statistique, c’est une donnée culturelle et politique majeure », insiste Adil al-Zughayir.

En 2009, Hugo Chávez lui-même visite Soueïda et lance, dans un discours hautement symbolique :
« Je me sens ici comme chez moi. Soueïda, c’est le Venezuela. Et le Venezuela, c’est la maison et le frère de la Syrie. »

Ainsi est née une formule politique inédite : les Druzes sont devenus une charnière vivante entre le Machrek arabe et l’Amérique du Sud. Contrairement à bien des diasporas, le lien ne s’est jamais rompu. Il s’est renforcé. Alliances familiales, réseaux économiques, connexions politiques et même coopérations sécuritaires informelles ont donné à la communauté druze un rôle de passerelle stratégique entre Caracas et Damas.

Mais cette symbiose a aussi son revers. Ce lien devenu structurel entre Soueïda et le Venezuela est perçu avec méfiance par le pouvoir central syrien, de plus en plus aligné sur les agendas russes et iraniens. Dans les cercles sécuritaires de Damas, le « facteur latino-américain » est vu comme un cheval de Troie, d’autant plus depuis que le cheikh Hikmat al-Hijri, né à Caracas, formé à Damas, s’est mué en opposant virulent au régime.

Dans une Syrie fragmentée, où l’État central n’est plus qu’une ombre autoritaire, cette communauté druze — transnationale, mobile, connectée — devient une anomalie dérangeante. Elle n’est plus simplement une minorité religieuse : elle est un acteur politique à part entière.

Et c’est peut-être là, dans cette double appartenance assumée, dans cette porosité entre deux continents, que se joue une part du futur syrien.

La « Soueïdasuela », loin d’être une anecdote folklorique, est une métaphore puissante de notre temps : celui où l’exil n’efface pas l’identité, mais la réinvente ; celui où une seule communauté peut être, à la fois, un pont, un refuge et un défi.

Car à l’heure des recompositions géopolitiques, être chez soi à la fois à Soueïda et à Caracas, c’est peut-être la seule manière de survivre — et de peser.