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Pendant près de deux décennies, Téhéran a patiemment tissé sa toile régionale, projetant son influence à travers une nébuleuse de milices armées dans tout le Moyen-Orient. Une stratégie hybride, fondée sur l’asymétrie et la guerre par procuration, qui a longtemps défié les équilibres géopolitiques classiques. Mais aujourd’hui, cette « architecture de résistance », construite au fil des années, vacille sous les coups répétés de Washington et de Tel-Aviv. Et une question s’impose : l’axe de résistance est-il en train de s’effondrer... ou simplement de muter dans l’ombre ?

Depuis l’automne 2023, au lendemain de la flambée de violence à Gaza, puis surtout après les échanges de frappes directes entre Israël et l’Iran en 2024, le vernis de cohésion autour de cet axe s’effrite. Ce que Téhéran présentait comme un front uni — allant du Liban au détroit de Bab el-Mandeb, en passant par l’Irak, la Syrie et le Yémen — révèle aujourd’hui ses fissures.

Le mirage d’une coalition

Le 13 juin 2025, Israël lance une opération ciblée visant à affaiblir les capacités nucléaires et balistiques de l’Iran. La riposte tant redoutée de l’« axe de résistance » ne vient pas. Les Houthis se contentent de quelques tirs sporadiques, le Hezbollah bombarde des zones frontalières comme à son habitude, sans jamais franchir le seuil d’une escalade majeure. Rien ne laisse entrevoir une coordination stratégique, encore moins un front uni.

Cette absence de réaction concertée expose au grand jour la faille majeure de la doctrine iranienne : une dépendance excessive à des relais armés hétérogènes, souvent plus soucieux de leurs intérêts locaux que des directives de Téhéran. Au moment critique, chaque groupe pense d’abord à sa propre survie. Le rêve d’une défense collective se heurte à la réalité d’entités disparates, réfractaires à l’idée de se sacrifier pour une capitale lointaine.

Le paradoxe est cruel : plus l’Iran est directement visé, plus ses alliés non-étatiques prennent leurs distances. Même le Hezbollah, pourtant pilier historique de cette alliance informelle, rechigne à s’engager pleinement, de peur d’attirer sur le Liban une offensive d’ampleur israélienne. En Irak comme au Yémen, les schémas sont similaires : prudence, repli, calcul.

La fin d’un cycle stratégique

Ce reflux de solidarité active révèle un changement d’époque. Téhéran n’est plus dans une logique d’expansion — il est désormais sur la défensive. Pour la première fois depuis des décennies, ce ne sont pas des ambitions impériales qui agitent les cénacles du régime, mais des réflexions anxieuses sur la pérennité du système. L’heure n’est plus aux plans de projection de puissance, mais à la gestion d’une désillusion.

La mort du général Qassem Soleimani en janvier 2020 n’a pas seulement décapité l’orchestre de la guerre par procuration iranienne. Elle a laissé un vide que nul n’a su combler. Son charisme, son entregent, sa capacité à faire converger les agendas des groupes armés sous une bannière commune — tout cela a disparu avec lui. Ses successeurs peinent à imprimer une ligne, et la galaxie des milices s’émancipe peu à peu. Les « Brigades Badr », les « Kataeb Hezbollah » en Irak ou encore certains groupes syriens n’agissent plus qu’en fonction de leur propre lecture du terrain.

Damas, fidèle en apparence, navigue entre les intérêts russes, iraniens, et ceux des monarchies du Golfe, revenues en force sur la scène régionale. Bachar el-Assad n’a aucune envie de replonger dans une spirale guerrière. Quant au Yémen, divisé de facto, il ne constitue plus un levier stratégique crédible pour inquiéter Israël. La mer Rouge, en dépit de quelques incidents, reste sous étroite surveillance des coalitions internationales.

Une confédération en délitement

L’« axe de résistance » n’est plus ce qu’il prétendait être : un bouclier idéologique et militaire autour de l’Iran. Il est désormais une mosaïque d’intérêts divergents, une fédération lâche où les loyautés se négocient. Le Hamas regarde vers le Qatar et la Turquie. Les Houthis explorent ouvertement des pistes de compromis avec Abou Dhabi et Riyad. Même les piliers chiites ne cachent plus leur volonté de diversification. Le lien avec les Gardiens de la Révolution subsiste, certes, mais il se délite à mesure que les partenaires trouvent ailleurs des interlocuteurs plus fiables, plus généreux, moins exigeants.

Ce n’est pas un effondrement brutal. C’est une lente érosion. Une hybridation rampante, où l’Iran perd le monopole de la narration et du commandement. La stratégie Soleimani, cette mécanique si subtile d’alliances croisées, est en train de mourir. Non pas dans un fracas d’armes, mais dans une déliquescence douce et irréversible.

Créées en 2014 pour contenir l’avancée fulgurante de Daech, les « Forces de mobilisation populaire » (Hachd al-Chaabi) se sont rapidement imposées comme une des forces paramilitaires les plus puissantes du Moyen-Orient. Une quarantaine de milices chiites, incorporées dans l’appareil sécuritaire officiel de l’Irak, reconnues légalement, financées par l’État, et — surtout — dotées d’un poids politique croissant.

Mais à mesure que la menace djihadiste s’estompe, ces formations ont troqué leur rôle de rempart contre celui de bras armé des luttes d’influence régionales et de rivalités internes. Aujourd’hui, pour les autorités irakiennes, le Hachd n’est plus une force de protection, mais un fardeau diplomatique. D’un côté, leur lien structurel avec Téhéran les rend suspects aux yeux des États-Unis et des monarchies du Golfe. De l’autre, leur autonomie de plus en plus affirmée gêne Bagdad, qui tente d’éviter la re-libanisation de sa politique.

Avec la disparition de plusieurs commandants emblématiques et la montée d’un mécontentement populaire contre les milices, le Hachd apparaît de moins en moins comme un atout stratégique. Dans une région où les proxys syriens et libanais perdent en crédibilité, l’Irak devient à son tour un champ de bataille idéologique et diplomatique. Bagdad se retrouve au cœur d’une guerre d’influence dont elle peine à maîtriser les codes.

Longtemps présentés comme les fidèles supplétifs de Téhéran, les Houthis du mouvement « Ansar Allah » n’ont jamais été aussi autonomes. Grâce aux transferts de technologies militaires — missiles balistiques, drones, experts — l’Iran leur a offert un levier redoutable. Mais loin d’être de simples relais, les Houthis se sont émancipés. Leur objectif ? Fonder une structure d’État révolutionnaire sur les ruines de la République du Yémen.

S’ils frappent parfois Israël, s’ils perturbent le trafic maritime en mer Rouge, ce n’est pas par alignement idéologique sur les ambitions iraniennes. C’est un moyen de pression dans le bras de fer qu’ils mènent avec Riyad et Abou Dhabi. Et plus les négociations de paix avancent, plus leur distance avec l’axe de résistance se creuse. Leur révolution a ses propres règles — et Téhéran, désormais, en est davantage un fournisseur qu’un mentor.

Gaza et le Liban : la fin des figures totémiques

Le choc a été brutal. La disparition quasi simultanée d’Ismaïl Haniyeh et de Hassan Nasrallah a provoqué une onde de choc sans précédent au sein de l’axe. Deux figures historiques fauchées par des frappes israéliennes d’une précision et d’une audace inégalées. Ce n’est pas seulement une perte humaine — c’est un séisme structurel. Le Hamas perd un stratège, le Hezbollah un pilier, son secrétaire général emblématique depuis près de trente ans.

L’offensive terrestre lancée par Tsahal dans le sud du Liban à l’été 2025 a confirmé l’ampleur du bouleversement. Pour la première fois depuis 2006, l’armée israélienne a pénétré en territoire libanais avec une stratégie hybride : élimination ciblée des commandements, destruction des flux financiers et logistiques, perturbation des circuits parallèles qui alimentaient l’économie du Hezbollah.

Résultat : l’image d’invincibilité s’effondre. La mythologie de la « résistance » en prend un coup. Le Hezbollah vacille sous la pression militaire, mais aussi sous l’effet d’un encerclement diplomatique.

Mais c’est sans doute en Syrie que l’Iran subit sa plus lourde défaite. Avec la chute de Bachar el-Assad — sauvé à maintes reprises grâce aux milices iraniennes et au Hezbollah — Téhéran perd bien plus qu’un allié. Il perd le nœud vital du « croissant chiite », ce corridor stratégique entre l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban qui permettait d’acheminer armes et fonds vers ses relais.

Le nouveau pouvoir syrien, adoubé par la communauté internationale, entend restaurer pleinement la souveraineté nationale — et cela signifie l’expulsion de toutes les forces étrangères illégales, y compris les proxys du Corps des Gardiens de la révolution islamique (CGRI). C’est un revers retentissant. Non seulement diplomatique, mais aussi logistique. La Méditerranée orientale échappe à l’Iran.

Vers un Liban sans Hezbollah ?

Au Liban, la donne change également. Avec le soutien actif des États-Unis et de l’Arabie saoudite, un nouveau gouvernement voit le jour à Beyrouth. Son objectif affiché : démanteler l’État dans l’État que constitue le Hezbollah. L’équation reste explosive — un désarmement pourrait déclencher une guerre civile — mais l’étau se resserre. Washington coupe les circuits financiers, isole diplomatiquement, cible les circuits économiques parallèles. Même les transferts occultes d’argent liquide depuis l’Iran sont traqués.

Le message est clair : soit le gouvernement libanais agit, soit il perdra toute aide extérieure. Et cette fois, les alliés de Téhéran peinent à masquer leur isolement.

Le 10 avril 2025, l’Iran frappe directement une base américaine au Qatar. Pas par proxy. Pas via une milice. Directement. Et surtout, après avoir averti Doha pour éviter une escalade régionale incontrôlable. Ce geste marque un tournant. Téhéran ne se cache plus derrière ses relais. Il agit seul. Parce qu’il n’a plus le choix.

Ses partenaires régionaux n’ont plus ni les moyens ni la volonté de se battre pour lui. Le Hezbollah est à bout de souffle. Les factions irakiennes sont absorbées par leurs propres luttes intestines. Le Hamas s’accroche à Gaza et au sort incertain de la Cisjordanie. L’Iran est seul.

Et tandis que les élections approchent à Bagdad, même le Hachd al-Chaabi — pourtant légalisé — se retrouve paralysé. Le gouvernement irakien bloque fermement toute tentative de transformer son territoire en rampe de lancement contre Israël. Dans ce contexte, aider Téhéran, c’est se suicider politiquement. Et même Téhéran n’insiste plus. Il est trop occupé à sauver ce qui peut l’être.

L’axe de résistance ne disparaît pas. Il se défait. Il se dilue. Il mute. Mais il ne fait plus peur. Il ne dicte plus rien. Et surtout, il ne garantit plus rien. Ni protection. Ni cohérence. Ni efficacité.

Ce que l’on observe aujourd’hui, ce n’est pas une débâcle. C’est une fin d’époque. L’Iran, jadis architecte redouté d’une stratégie indirecte et tentaculaire, se retrouve en gestion de crise. Le temps des conquêtes est révolu. Place à celui des comptes. Et ils sont sévères.

Malgré tout, l’axe de résistance n’a pas disparu. Il s’est enfoncé dans les replis de l’ombre. À Tel-Aviv, on le sait : l’Iran, même délesté d’une partie de ses relais militaires, continue d’agir. En coulisses. Par les valises de cash, les idéologues, les agents dormants. La frontière avec la Jordanie est désormais l’un des points les plus surveillés d’Israël, dans la crainte d’un flot d’armes et de fonds transitant vers Gaza et la Cisjordanie.

Au sein du Mossad, les alertes se multiplient. Presque chaque semaine, de nouveaux réseaux iraniens sont démantelés à l’intérieur même du territoire israélien. On est loin de la guerre ouverte : ici, c’est une partie d’échecs, où chaque pion compte. Parfois souterraine, parfois numérique, parfois psychologique.

Seuls les Houthis, aujourd’hui, continuent d’« agir » de manière visible. Ils tirent, ils bloquent, ils menacent. Leurs attaques contre Israël et leur blocus de la mer Rouge font d’eux les derniers à tenir le glaive. Mais tout cela tient sur une corde raide. Ils ne sont pas en guerre par idéologie, mais pour négocier. Les Houthis le disent eux-mêmes : la levée du blocus dépend de la fin des combats à Gaza.

Personne ne se fait d’illusions : un incident, un assassinat, une fuite mal calibrée — et les routes maritimes se refermeront comme un piège. Les Nations Unies et le Conseil de sécurité observent, impuissants. Il n’y a, pour l’instant, pas de solution pérenne.

Gaza : la guerre sans fin

Dans la bande de Gaza, le conflit ne s’est jamais officiellement achevé. Les initiatives diplomatiques s’intensifient, les médiateurs s’activent, mais les armes parlent toujours. Le Hamas, affaibli, perd du terrain, mais conserve une base de fidèles. Même s’il devait être chassé de Gaza, il resterait présent à Hébron, à Naplouse, à Jérusalem-Est. Et surtout dans les capitales musulmanes où les réseaux caritatifs, des plus discrets aux plus structurés, assurent encore son financement — d’Istanbul à Kuala Lumpur.

Retour sur la scène diplomatique ?

Parallèlement, un nouveau cycle de négociations sur le nucléaire iranien s’esquisse. Une possibilité d’accord n’est plus exclue. À Washington, une idée fait son chemin : un Iran affaibli, isolé, acculé… est plus dangereux qu’un Iran réintégré et surveillé. À Téhéran, on calcule autrement. Le compromis est vu comme un moyen : regagner du souffle, amasser des ressources, recoller les morceaux.

Si les sanctions venaient à être levées, même partiellement, l’Iran pourrait réactiver ses circuits. Pas tous. Mais assez pour redevenir une nuisance. Car au Moyen-Orient, on sait attendre. Se tapir. Récupérer. Accumuler. Et frapper au moment inattendu. Toute l’histoire de la géopolitique chiite est écrite sur ce tempo.

Le jeu continue

Ce n’est pas parce que l’Iran a perdu cette manche qu’il quitte la table. Le jeu est loin d’être terminé. Mieux : d’autres joueurs pourraient bien prendre sa place. Les proxys sont adaptables. Changez le sponsor, ils survivent. Hamas peut se tourner vers la Turquie ou le Qatar. Les Houthis suivent déjà leur propre trajectoire. Les milices irakiennes évoluent selon leur propre agenda.

Le monde des réseaux islamistes est un écosystème transfrontalier, fluide, résilient. Il n’a pas besoin d’un seul chef. Il lui suffit d’un financement, d’un ennemi, d’un récit.

Et c’est bien là que réside le danger le plus tenace : la haine. Tant que l’ennemi existe — Israël, les États-Unis, l’Occident — tant que l’image du « musulman opprimé » reste une matrice mobilisatrice, la guerre par procuration aura un combustible. Ni État, ni armée n’est nécessaire. Juste une idée.

L’« axe de résistance » n’est plus une coalition. C’est un essaim. Un réseau. Un nuage. Dispersé, abîmé, affaibli… mais toujours toxique. Téhéran a reculé, il n’a pas capitulé. Il négociera. Il mentira. Il temporisera. Et si la fenêtre s’ouvre de nouveau, il reviendra. Peut-être plus comme empire. Mais comme stratège invisible. Prêt à transformer l’ombre en coup fatal.

Au Moyen-Orient, les fins sont rares. Ce qu’on voit plus souvent, ce sont des pauses, des cessez-le-feu, et du sang neuf. Le conflit ne meurt jamais. Il hiberne. Jusqu’au prochain réveil.