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L’idée même d’un règlement israélo-palestinien selon la sacro-sainte formule des « deux États » semble aujourd’hui reléguée aux oubliettes. Depuis l’électrochoc du 7 octobre 2023, la confiance entre les protagonistes s’est littéralement disloquée, à tel point que nombre d’analystes y voient une fracture irréversible. Mais, dans ce grand vide, surgissent des scénarios alternatifs que personne n’aurait osé imaginer il y a encore quelques années.

Et c’est précisément à Hébron, ce baril de poudre politique et historique au sud de la Cisjordanie, que germe l’une de ces options de rupture. Un groupe de notables tribaux influents, issus des clans dominants de la région et emmenés par Wadi al-Jaabari — plus connu sous le nom d’Abu Sanad — a pris tout le monde de court en annonçant vouloir tourner la page de l’Autorité palestinienne pour explorer un partenariat inédit avec Israël.

Derrière cette démarche, c’est un véritable coup de pied dans la fourmilière du processus de paix hérité d’Oslo. Dans une lettre rendue publique, ces dignitaires bédouins affirment reconnaître Israël comme État-nation du peuple juif — une concession à laquelle l’Autorité palestinienne n’a jamais consenti en trente ans. Plus encore, ils se disent disposés à reléguer le compromis d’Oslo au rang de relique pour s’adosser à l’esprit des Accords d’Abraham et arrimer Hébron à la dynamique régionale de coopération arabo-israélienne.

Le propos a de quoi faire sauter bien des verrous idéologiques : il pulvérise les dogmes traditionnels du nationalisme palestinien et renoue, d’une certaine manière, avec le pouvoir des élites tribales qui, des siècles durant, ont géré les affaires sociales et économiques d’Hébron, bien avant que l’OLP puis l’Autorité palestinienne ne s’arrogent le monopole de la représentation.

Dans leur lettre, ces cheikhs ne mâchent pas leurs mots : pour eux, Oslo et ses institutions gangrenées par la corruption ont été un désastre pour Hébron. Ils mettent sur la table une alternative inédite, baptisée « Émirat d’Hébron » — un embryon d’autonomie territoriale qui négocierait directement avec Israël, en particulier dans le domaine de l’emploi et des infrastructures. Symptomatique d’une économie palestinienne laminée depuis octobre 2023, la mise en place de quotas pour l’embauche progressive de travailleurs palestiniens — d’abord un millier, puis cinq mille, et à terme jusqu’à cinquante mille — est déjà envisagée comme un ballon d’oxygène vital.

Cette initiative survient alors même que l’Autorité palestinienne est en pleine débâcle de légitimité, incapable d’assurer la sécurité la plus élémentaire ou de garantir un minimum de justice sociale à sa population. Les chefs de clan ne s’en cachent pas : ils proclament leur « tolérance zéro » face au terrorisme issu de leurs rangs, prenant de front la ligne de Ramallah, qui continue, elle, à verser des allocations aux familles de combattants armés.

Dans les couloirs du pouvoir israélien, la démarche d’Hébron suscite un intérêt prudent. Le ministre de l’Économie Nir Barkat, connu pour son goût des pistes alternatives, a déjà rencontré ces leaders à plus de dix reprises, tandis que le Premier ministre Benyamin Netanyahou se montre prudemment optimiste, laissant la porte entrouverte à la poursuite de cette dynamique. Une partie de la société israélienne, lassée de la violence chronique et de l’interminable dialogue de sourds avec Ramallah, pourrait bien accueillir cette paix « venue d’en bas » avec un certain soulagement — à condition qu’elle apporte de réels dividendes économiques.

Il faut dire que le tissu social d’Hébron a ses particularités : c’est l’un des rares territoires palestiniens où la parole des clans pèse encore plus lourd que celle des institutions officielles. Dans ces réseaux traditionnels, la voix des anciens fait figure d’autorité suprême, infiniment plus légitime que celle de fonctionnaires perçus comme parachutés par l’extérieur. Les cheikhs misent clairement sur cet atout, convaincus que l’allégeance tribale saura contrer les menaces de l’Autorité palestinienne.

Suite — traduction adaptée dans un style de presse française (Le Monde / Libération / Mediapart)

D’après des documents élaborés en concertation avec Nir Barkat, le projet prévoirait la création d’une zone économique de plus de quatre cents hectares, adossée à la barrière de séparation, pour y développer des programmes massifs d’emploi. L’ampleur visée frappe par son ambition : le premier cercle de négociations concernerait 204 000 habitants, le second plus de 350 000, ce qui reviendrait à embarquer la majorité de la population du district.

Le ton adopté par les cheikhs est sans détour, voire frontal. À leurs yeux, l’Autorité palestinienne n’est rien d’autre qu’un outil d’exploitation, mis sur pied par l’OLP pour « collecter l’impôt plutôt que défendre les intérêts de son peuple ». Ils ne se font plus la moindre illusion sur la perspective d’un État palestinien. Au contraire, ils affichent un scepticisme assumé quant à la faisabilité d’un tel projet, misant plutôt sur une alliance pragmatique avec Israël, seul à même, selon eux, de garantir un minimum de sécurité et de stabilité.

Ce glissement politique a des allures de séisme. Pour la première fois depuis les accords d’Oslo, des acteurs palestiniens internes osent contester ouvertement la tutelle officielle et proposer un modèle de souveraineté qui puiserait sa légitimité dans les structures traditionnelles, en lien direct avec Israël. On est loin d’une initiative marginale : c’est un ballon d’essai qui pourrait faire école dans d’autres villes de Cisjordanie, où le pouvoir de Ramallah ne tient souvent qu’à un fil.

Il faut donc prendre la déclaration des cheikhs d’Hébron au sérieux : ce n’est pas une simple curiosité politique, mais potentiellement le révélateur d’une crise de fond au sein de la société palestinienne, où les élites traditionnelles regagnent du terrain aux dépens d’institutions officielles fragilisées. Ce message implicite est clair : si les vieilles recettes ne fonctionnent plus, l’espace pour de nouvelles alliances et de nouveaux pôles de pouvoir s’élargit à vue d’œil.

Sur l’échiquier géopolitique de la Cisjordanie, c’est un frémissement qui pourrait bien ébranler l’équilibre branlant hérité d’Oslo. Cette initiative, qui sur le papier prend des allures de compromis entre les cheikhs d’Hébron et les notables des colonies israéliennes, bouscule de fait tout le narratif du projet national palestinien, fondé depuis des décennies sur une identité centralisée pilotée depuis Ramallah.

Côté colons, certains voient dans la proposition des cheikhs une occasion en or de renégocier la carte de la zone C, en conférant une forme de légitimité aux implantations israéliennes à travers des « échanges de terres » négociés clan par clan. Mais déjà, des questions cruciales se font jour : combien d’hectares, où, avec quelles garanties ? Le risque est évident : qu’une telle redistribution territoriale n’allume un nouvel incendie, réveillant violences et contentieux juridiques à n’en plus finir.

Les points évoqués dans la lettre des cheikhs comme base de futures négociations portent en germe des fractures capables de déchirer le tissu social palestinien. Les cheikhs eux-mêmes, notamment le chef respecté du clan Jaabari, se disent pourtant prêts à dialoguer avec le mouvement des colons de Samarie, mené par Yossi Dagan. Celui-ci ne cache pas son optimisme et dit croire à « la paix entre gens de foi », tout en rappelant sa première rencontre avec le cheikh Jaabari il y a plus de dix ans, saluant le courage de son père et la continuité des traditions.

En filigrane, on devine le retour d’une idée dite « modèle émirati » : repenser la gouvernance de la Cisjordanie en la confiant aux structures tribales. Cette vision est défendue par le professeur Mordechai Kedar, qui planche depuis des années sur un scénario où sept grandes agglomérations palestiniennes seraient administrées par leurs cheikhs respectifs. Inspiré par les monarchies du Golfe, Kedar oppose à la notion occidentale d’État-nation, plaquée de force sur la Palestine, un système de fidélité tribale supposé plus solide et plus proche des réalités locales.

Il n’hésite pas à affirmer que l’identité palestinienne, façonnée par l’OLP et l’Autorité palestinienne, a échoué à déraciner les logiques de clan — et qu’au contraire, cette identité importée a nourri le radicalisme, incarné par le Hamas, qui a su exploiter le vide de gouvernance pour imposer son agenda extrémiste. Aux yeux d’une large partie de la population, la solidarité clanique reste la seule structure fiable, un rempart protecteur face aux aléas.

Hébron, selon Kedar, serait la candidate idéale pour expérimenter cette « révolution » : la ville la plus conservatrice, la plus fermée sur ses réseaux familiaux, la plus rétive à toute autorité extérieure. Dans son esprit, Hébron ferait office de laboratoire avant une éventuelle extension de ce modèle à Bethléem ou ailleurs. La hiérarchie clanique deviendrait ainsi un socle politique nouveau, chassant les structures vermoulues et délégitimées de Ramallah.

Pas étonnant, dans ce contexte, que les représentants des cheikhs affichent leur méfiance. Ils craignent que l’Autorité palestinienne, perdant la main, ne tente de saboter l’expérience à la manière du Hamas à Gaza, en précipitant la région dans un bain de sang à la première occasion. L’un d’eux l’a dit tout net : avec le soutien du président Trump et des États-Unis, Hébron pourrait calquer son destin sur le modèle de Dubaï, et devenir une enclave de prospérité et de stabilité au milieu du chaos.

Suite — traduction journalistique haut de gamme en français, ton Le Monde / Libération / Mediapart

La notion même de « palestinianisation façon émirats » reflète, à vrai dire, un certain calcul géopolitique côté israélien. Face à l’enlisement du schéma des deux États, et à la crainte d’un « tsunami démographique » inhérent à l’option d’un seul État, ce scénario émirati fait figure de compromis : conserver un contrôle sécuritaire israélien tout en déléguant partiellement le pouvoir à des chefs locaux. C’est, selon Nir Barkat, la racine du malaise croissant de la communauté internationale : « Si ce n’est pas deux États, et pas un seul — alors quoi ? » La réponse de Mordechai Kedar claque comme une provocation : « émirat plutôt qu’État ».

Mais même en Israël, la pilule est loin de passer. Les services de sécurité, à commencer par le Shabak et Tsahal, ont depuis trente ans pris l’habitude de traiter l’Autorité palestinienne comme interlocuteur unique et formel en matière de coordination antiterroriste. Basculer vers un soutien des cheikhs reviendrait à pulvériser cette inertie institutionnelle, au risque de se heurter à une résistance acharnée au sein même de l’appareil israélien.

Ces réticences s’expliquent : redistribuer d’un coup la gouvernance à des clans disposant de leurs propres milices, c’est courir le risque d’un effet domino dans d’autres villes de Cisjordanie, où la cohésion tribale n’a pas la solidité d’Hébron. Et à ce jeu-là, le chaos social pourrait s’avérer encore plus destructeur que le fragile statu quo péniblement garanti via Ramallah.

Malgré tout, les chefs de clan persistent à croire qu’ils tiennent le vent en poupe. Ils estiment que leur popularité sur le terrain progresse, là où l’Autorité palestinienne s’effondre en légitimité. Et leur discours contient à peine voilé un avertissement : la seule raison qui les freine pour l’heure, ce sont les représailles israéliennes en cas de remise en cause frontale de la tutelle palestinienne. Si Tel-Aviv venait à briser l’ordre établi, la secousse se propagerait à tout le Proche-Orient : car l’expérience d’une « émiratisation » ne toucherait pas seulement le destin de la Cisjordanie, mais ébranlerait la matrice même du conflit régional, fondée depuis des décennies sur l’idée de l’autodétermination nationale.

Derrière l’initiative d’Hébron se devine en réalité un projet autrement plus vaste qu’un simple arrangement local. C’est un véritable acte de réécriture historique de l’identité politique palestinienne : revenir à un mode de gouvernance d’avant la réforme, fondé sur les solidarités claniques, parfois quasi tribales, et confier à ces structures traditionnelles le soin de redéfinir les règles de coexistence avec Israël. Dans ces nouvelles règles, l’image classique d’un État palestinien s’efface, remplacée par un système où le pouvoir se transmet non par les urnes, mais par des alliances familiales aguerries aux tractations rugueuses et à la préservation de leurs privilèges.

En Israël même, le débat enfle dans les cercles politiques et militaires, tant il pourrait peser sur l’avenir de toute la Cisjordanie. La question est limpide : peut-on vraiment miser sur ces réseaux claniques morcelés pour prendre le relais d’une Autorité palestinienne discréditée ?

Nombre d’officiers supérieurs israéliens affichent leur scepticisme. À leurs yeux, ces constellations familiales, chacune dotée de ses propres hommes en armes et de codes internes souvent opaques, sont incapables de générer une autorité stable. Gadi Shamni, ancien général de division de la région Centre de Tsahal à la fin des années 2000, résume crûment : « Essayez de gérer des dizaines de familles, chacune armée jusqu’aux dents et obéissant uniquement à ses propres lois : c’est la porte ouverte au chaos ». Selon lui, sans pilotage centralisé, il n’y aura ni maintien de l’ordre, ni la moindre garantie de sécurité pour les citoyens israéliens.

Mais au sein de l’expertise israélienne, d’autres voix s’élèvent. C’est le cas d’Amir Avivi, général de brigade à la retraite et fondateur de l’influent Forum israélien pour la défense et la sécurité. Selon lui, l’Autorité palestinienne, au fil des ans, s’est muée en véritable incubateur de radicalisme, instillant la culture de la violence à travers l’école et le financement des familles de terroristes. Pour Avivi, miser sur les réseaux tribaux serait une alternative crédible, d’autant plus si le Shabak venait à revoir sa ligne sous l’impulsion de son nouveau patron, David Zini, un militaire réputé proche de l’aile droite de Benyamin Netanyahou.

Dans ce raisonnement, la figure du cheikh Jaabari d’Hébron occupe une place centrale. Avivi y voit un leader hors norme, capable de fédérer autour de lui un front tribal assez puissant pour défier l’Autorité palestinienne, voire la supplanter dans les centres urbains stratégiques. Les cheikhs, eux, n’y vont pas par quatre chemins : ils assurent qu’ils pourraient faire disparaître la structure de l’Autorité palestinienne à Hébron en quelques jours — à condition qu’Israël ne vienne pas leur mettre des bâtons dans les roues. Leur pari repose sur la conviction que la nouvelle administration américaine, dirigée par le président Trump, serait disposée à soutenir des scénarios plus radicaux de dépassement d’Oslo.

Les arguments de ces cheikhs ont parfois des allures de business-plan. Ils proposent l’ordre en échange de la non-ingérence, en martelant qu’ils sont les mieux placés pour identifier et neutraliser la menace terroriste chez eux : « Nous savons mieux que quiconque qui est qui ici, parce que nous vivons sur cette terre », disent-ils. À leurs yeux, la véritable menace ne vient pas d’Israël, mais de l’idéologie extrémiste qui ronge leur pouvoir, ruine leur économie traditionnelle et fragilise leur tissu social.

Les plus cyniques verront là une simple bataille pour le contrôle de la manne financière. Il est vrai que la gestion budgétaire de l’Autorité palestinienne brasse des sommes considérables, et nombre de clans rêvent d’en capter les flux. Sans compter que la légitimité de Ramallah se délite à vue d’œil dans les fiefs tribaux. Rappelons qu’en 2007, la mort d’un adolescent du clan Jaabari, tué par la police palestinienne, avait déclenché une quasi-insurrection : des pick-up de police incendiés, des dizaines d’agents pris en otage, et au final des excuses publiques et des indemnisations signées de la main même de Mahmoud Abbas. Depuis cet épisode, Hébron n’a plus jamais été vraiment contrôlé par Ramallah.

Aujourd’hui, ces cheikhs estiment que l’heure est venue. Ils entendent se poser en nouveaux médiateurs entre Israël et la population palestinienne — des médiateurs qui négocieraient durement, mais sur une base de pragmatisme et non de slogans indépendantistes.

Quand j’ai demandé au cheikh Jaabari s’il ne craignait pas d’être traité de traître à la cause palestinienne, il a eu un sourire narquois : « La trahison, elle est venue d’Oslo, quand on a troqué nos vies contre la misère et la violence pour des milliards d’aide internationale. Moi, je n’ai pas la mémoire courte ». Une déclaration qui sonne comme le manifeste d’une nouvelle génération de chefs tribaux, bien décidés à ne plus courir après un mirage d’État-nation, mais à sauver ce qui peut encore l’être de leurs terres et de leur peuple.

Mettre en œuvre ce projet reste une entreprise à haut risque, qui pourrait vite dégénérer en flambée de violence. Pourtant, face à l’érosion de l’Autorité palestinienne et à la radicalisation d’une partie de la jeunesse, son effondrement n’a plus rien d’invraisemblable. Et le jour où il surviendra, Israël pourrait se retrouver face à un choix brutal : négocier avec ces clans qu’il redoute encore aujourd’hui… ou s’enfoncer dans le chaos.