
La guerre qui a opposé Israël et l’Iran, avec Washington dans le rôle d’un bélier redoutable, s’est achevée sur un cessez-le-feu inespéré. Un cessez-le-feu qui n’a pourtant rien d’une ligne d’arrivée : tout indique que cette confrontation n’a fait que se figer, comme un volcan endormi prêt à cracher de nouveau ses flammes.
Côté iranien, la facture est lourde. L’appareil nucléaire de la République islamique a encaissé des coups sévères, mais personne — en dehors de Téhéran — n’est réellement en mesure de dire à quel point l’infrastructure a été anéantie. Au pire, l’Iran reste capable de reconstruire son programme dans les proportions d’avant-guerre, et au mieux — de son point de vue — de reprendre de l’avance vers une bombe nucléaire opérationnelle, en recyclant les stocks et les technologies encore intacts.
Le nerf de la guerre ? Quelques centaines de kilos d’uranium enrichi à 60 %, que l’AIEA surveillait encore récemment, avant que les premières bombes israéliennes ne forcent son transfert vers une destination inconnue. En théorie, cette quantité suffirait à produire dix ogives si Téhéran passait à l’étape suivante de raffinage. À cela s’ajoutent des chaînes de production de secours, planifiées de longue date, et un parc de centrifugeuses à l’abri dans de nouveaux sites souterrains, restés en partie intacts après les frappes. Autant de leviers pour relancer la machine au plus vite.
Téhéran, fidèle à sa ligne, clame qu’il ne veut pas de l’arme nucléaire, se retranchant derrière une vieille fatwa de l’ayatollah Ali Khamenei, datant de 2003, qui prohibe religieusement la bombe. En pratique, la stratégie iranienne est bien plus nuancée : rester dans le Traité de non-prolifération, tout en conservant la capacité de passer la ligne rouge en un temps record si la situation l’exige. Ce statut de « seuil nucléaire » est le cœur de la doctrine de dissuasion iranienne, visant à tenir Israël et ses voisins arabes à bonne distance, sous la menace d’une nucléarisation express.
On se souvient du JCPOA, l’accord de 2015, fruit de ce funambulisme diplomatique. L’Iran avait alors accepté de geler ses recherches militaires et d’ouvrir ses sites à des inspections drastiques, en échange d’un allègement des sanctions et d’un retour des devises, dont une partie a irrigué ses réseaux chiites et le régime de Bachar al-Assad en Syrie. Trois ans plus tard, Donald Trump sabrait le deal, le jugeant trop laxiste. Depuis 2019, faute d’alternative, l’Iran a remis les gaz sur ses installations.
En 2025, les vieux complexes de Natanz et Fordow tournaient déjà à plein régime, enrichissant de l’uranium à 20 % et même à 60 %, portés par des centrifugeuses modernisées qui gonflaient la cadence. Il n’est donc pas étonnant que ces sites aient été dans le viseur prioritaire des frappes massives israélo-américaines. À Fordow, on a vu des bombes pénétrantes venir broyer les puits de ventilation et une partie des galeries souterraines. Natanz, lui, a subi des frappes combinées qui ont rasé les infrastructures en surface et ruiné l’alimentation électrique des installations enterrées.
Pourtant, les spécialistes s’accordent à dire que l’Iran n’avait pas attendu la première sirène pour préparer sa riposte. Du matériel sensible avait été dispersé en amont, et de nouveaux ateliers, encore plus profonds, ont poussé à Isfahan ou aux abords de Natanz. Certains de ces complexes ont été épargnés, d’autres seulement entamés. Par-dessus le marché, le pays conserve toujours ses ressources : le concentré d’uranium et la capacité à le convertir en hexafluorure (UF6), la matière première des centrifugeuses.
Si la République islamique décide d’aller plus loin, il lui faudra transformer cet UF6 en uranium métallique et usiner le cœur d’une future ogive. Isfahan dispose d’une installation dédiée, encore inachevée et frappée par les raids, mais dont la structure de base et une partie des équipements pourraient avoir survécu.
Autre fil rouge : le programme « Amad », fermé officiellement au début des années 2000, qui s’était penché sur la conception de la bombe elle-même. Ses ingénieurs, eux, n’ont pas disparu. Et les archives raflées jadis par le Mossad prouvent qu’à l’époque déjà, les Iraniens maîtrisaient pas mal de briques technologiques : détonateurs, sources de neutrons, schémas d’implosion. Autrement dit, si Téhéran mettait la main sur de la matière fissile et gagnait un peu de temps, il aurait la boîte à outils pour assembler une arme.
Rafael Grossi, le patron de l’AIEA, l’a dit sans ambages : relancer les inspections dans ce chaos relèverait du casse-tête. Trop de sites ont été détruits ou évacués, offrant à l’Iran l’occasion rêvée de rallumer ses centrifugeuses en catimini.
En clair, les frappes ont mis hors jeu une partie de la chaîne de production, mais pas la totalité. Et la course à « l’État nucléaire de seuil » pourrait repartir de plus belle, avec un enjeu encore plus explosif qu’avant. Washington fait comprendre que toute reprise de dialogue passera par la menace d’un nouveau blitz militaire. Téhéran, fidèle à lui-même, rétorque qu’il ne renoncera jamais à son « droit légitime » à un nucléaire civil et résistera à toute pression.
Moralité : le gros gourdin israélo-américain a peut-être repoussé le prochain round, mais certainement pas enterré la crise.
Aujourd’hui, la production d’hexafluorure d’uranium en Iran est probablement paralysée. Les principaux complexes d’enrichissement, notamment le mastodonte de Natanz où se concentraient les efforts les plus lourds, sont soit rayés de la carte, soit si gravement touchés qu’ils resteront hors d’usage longtemps encore. Le sort du site de Fordow, lui, reste flou : les informations divergent, mais tout porte à croire que ses installations ont aussi été salement amochées. C’est d’ailleurs ce qui a justifié l’entrée en scène américaine, avec ses bombes les plus perforantes.
La mue nucléaire de l’Iran : illusions perdues et scénarios du pire
Malgré l’ouragan de bombes, les doublures souterraines patiemment édifiées par Téhéran ces dernières années sont restées quasi intactes. Selon les inspections encore possibles, l’un de ces complexes abriterait des lignes de production de centrifugeuses, ce qui, sur le papier, permettrait de relancer l’enrichissement d’ici quelques mois. Mais il y a un hic de taille : l’Iran pourrait tout simplement manquer de matière première — cet hexafluorure d’uranium, dont les stocks ont pris un sale coup.
En revanche, le pays dispose probablement encore de réserves d’uranium hautement enrichi — à 20 % voire 60 % — en quantité suffisante, d’après certains experts, pour confectionner plusieurs charges nucléaires. Problème : ces matériaux ont disparu des radars de l’AIEA, ce qui nourrit toutes les angoisses.
Se pose aussi la question des composants clés d’une arme nucléaire. Il est plausible que Téhéran ait eu le temps de préserver des éléments stratégiques — générateurs d’ondes de choc, sources de neutrons — avant la vague de frappes. Mais pour l’heure, aucun site n’est opérationnel pour transformer l’uranium en cœur métallique conforme à l’architecture d’une bombe iranienne.
En vérité, le programme nucléaire iranien est trop avancé pour être rayé de la carte en un claquement de doigts. Les frappes israélo-américaines n’ont fait que ralentir sa course, voire, à en croire certains diplomates, semer le doute à Téhéran sur la volonté politique de continuer.
Pendant ce temps, aux États-Unis, le débat fait rage sur la pertinence de cette démonstration de force. Le sujet a dépassé le seul cadre militaire pour devenir un marqueur idéologique. L’Amérique se fracture : plus de 80 % des républicains approuvent les frappes, alors que près de 90 % des démocrates les rejettent avec véhémence.
Il faut dire que cette déchirure trouve ses racines en 2018, quand Donald Trump a claqué la porte du deal conclu sous Obama, un accord censé limiter l’arsenal nucléaire iranien en échange de la levée des sanctions. Depuis, la polarisation s’est installée : Congrès, think tanks, médias — chacun campe sur sa ligne. Les uns estiment que l’accord Obama valait mieux que rien, même limité dans le temps ; les autres jugent qu’il n’y a que la force brute pour faire plier l’Iran.
Le tout a pris une tournure encore plus dramatique lorsque Trump a proclamé, triomphaliste, que « le programme nucléaire iranien a été éradiqué de la surface de la Terre ». Une affirmation qui a fait bondir plus d’un expert, surtout à propos du site de Fordow, dont la destruction réelle reste entourée de doutes.
Les États-Unis y ont pourtant largué leurs bombes les plus puissantes — les fameuses GBU-57/B, monstres de pénétration jamais testés en opération réelle jusqu’alors. Même elles pourraient avoir calé face à des dizaines de mètres de roc et de béton armé. Voilà de quoi alimenter la rhétorique des adversaires de Trump, pendant que ses partisans se félicitent d’une victoire totale. Au milieu, les services de renseignement américains soufflent le chaud et le froid, livrant des analyses contradictoires sur l’étendue des dégâts.
Il faut garder à l’esprit que même si Fordow est hors circuit, l’Iran a déjà planqué des infrastructures de repli prêtes à prendre la relève. Selon l’AIEA, Téhéran a accumulé des milliers de centrifugeuses « non déclarées », qui pourraient combler le vide. Et puis, Fordow n’abritait pas d’énormes stocks d’uranium : l’essentiel était à Isfahan, et a sans doute été exfiltré dès les premières heures de l’assaut.
Rafael Grossi, le patron de l’AIEA, a tenté récemment de calmer le jeu. À l’en croire, les centrifugeuses de Fordow auraient cessé de tourner, incapables de résister aux ondes sismiques générées par les explosions. Mais il ne ferme pas la porte à un scénario où une partie du matériel serait réparable.
Moralité : impossible de réduire à néant l’ambition nucléaire iranienne, tant elle est enracinée et résiliente. Certes, les dommages infligés sont sérieux et offrent à Washington et Tel-Aviv un répit, une fenêtre pour réinventer de nouveaux mécanismes de dissuasion. Mais sauront-ils s’en servir ?
Et maintenant, quelle route pour Téhéran ?
Après avoir vu son complexe nucléaire éventré, l’Iran se retrouve face à un dilemme à trois branches.
Première option, la plus utopique : renoncer purement et simplement à la filière nucléaire militaire. Autant dire mission impossible. Ce levier stratégique est trop précieux pour que Téhéran s’en défasse de bon cœur. Au mieux, la République islamique pourrait accepter une pause tactique, en échange de concessions substantielles.
Deuxième option : rebâtir le programme tel qu’il existait avant la guerre. Mais cette voie est semée d’embûches. Primo, Washington a clairement signifié qu’un retour aux anciens volumes d’enrichissement serait accueilli par de nouvelles frappes. Secundo, relancer l’intégralité de la chaîne demanderait des années, un budget colossal, et concurrencerait d’autres priorités militaires — notamment les forces de missiles, elles aussi malmenées par les raids israéliens.
Troisième scénario, le plus risqué et désespéré : tenter un rush final pour assembler une ogive avec les moyens du bord. Il resterait à Téhéran environ 500 kilos d’uranium hautement enrichi, hors de portée de l’AIEA. Théoriquement, cela suffirait à fabriquer une bombe atomique rudimentaire sur le modèle dit « canon », à l’image de celle larguée sur Hiroshima. Dans ce schéma, deux masses sous-critiques d’uranium sont projetées l’une sur l’autre par une charge explosive classique, atteignent la masse critique, et déclenchent la réaction en chaîne.
Une bombe de fortune, un pari suicidaire
Techniquement, une bombe de type « canon » resterait à la portée de l’Iran même avec de l’uranium enrichi à 60 %, bien que la taille et la masse de l’engin explosif exploseraient littéralement, pour une efficacité somme toute médiocre. Sans parler d’un problème majeur : il faudrait encore, et très vite, fabriquer un cœur métallique, alors qu’aucune installation industrielle prête à cet usage ne fonctionne aujourd’hui en Iran.
Mais la véritable barrière à ce scénario, ce n’est pas la technique — c’est la politique. Même si Téhéran bricolait un engin atomique rudimentaire, le lancer reviendrait à signer son arrêt de mort : la riposte israélienne ou américaine serait foudroyante. Et la question reste entière sur les vecteurs capables de porter une telle bombe, ainsi que sur la volonté réelle de l’état-major d’appuyer sur le bouton.
Pour l’heure, Téhéran s’est gardé d’agir sous le coup de la colère. Plutôt que de claquer la porte du Traité de non-prolifération, le Parlement iranien a simplement gelé la coopération avec l’AIEA, tout en laissant entrouverte la porte à un retour des inspections — à condition que l’ONU valide son « droit » à l’enrichissement civil. Un compromis cousu de fil blanc, destiné à acheter du temps et à ne pas brûler la dernière passerelle diplomatique.
Quelle réponse côté américain ?
Washington, sans surprise, a déjà enclenché le chapitre suivant. Donald Trump a fait savoir qu’il ne signerait aucun accord sans un renoncement total de l’Iran à l’enrichissement — autrement dit, un ultimatum en bonne et due forme. Après le refus de Téhéran, les frappes ont suivi, et la Maison-Blanche compte désormais négocier en position de force.
Dans le détail, les États-Unis tendent à l’Iran une nouvelle carotte : lever une partie des sanctions, offrir un accompagnement technique pour monter un programme nucléaire civil « sécurisé » et placé sous une surveillance draconienne, financé par les riches voisins arabes du Golfe. En contrepartie, Téhéran devrait renoncer une bonne fois pour toutes à ses velléités militaires. Et si la carotte ne suffit pas, Trump et ses alliés israéliens brandissent déjà la menace d’une nouvelle salve de frappes pour enterrer définitivement la moindre ambition atomique.