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L’été 2025 marque un tournant majeur au Moyen-Orient. Ce qui, durant des années, relevait du théâtre des guerres par procuration, des frappes ciblées et des menaces feutrées, a laissé place à un affrontement frontal entre l’Iran et Israël. Une rupture franche avec la grammaire traditionnelle des tensions régionales, et sans doute le prologue d’un basculement géopolitique d’ampleur.

La mue est spectaculaire : raids israéliens contre des sites militaires et nucléaires iraniens, riposte massive de Téhéran par missiles balistiques et drones kamikazes, montée en puissance parallèle du Hezbollah et des Houthis, manœuvres diplomatiques poussives des États-Unis, silence pesé de l’Union européenne — autant d’éléments qui tissent les fils d’un nouveau théâtre stratégique, où les outils classiques de dissuasion semblent soudain obsolètes.

Au centre des inquiétudes : la menace d’un retrait iranien du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). Un scénario qui ne bouleverserait pas seulement l’équilibre moyen-oriental, mais remettrait aussi en question les fondements mêmes de la sécurité globale, hérités d’un ordre international d’après-guerre déjà vacillant.

Ce n’est plus une simple flambée de violence régionale : c’est un séisme systémique. Car derrière la confrontation bilatérale, c’est l’architecture même des rapports de force internationaux qui se recompose.


Pendant des décennies, le conflit irano-israélien s’est joué dans les coulisses — cybersabotages, assassinats ciblés, logiques de harcèlement par groupes interposés. Mais depuis le début de l’année 2025, la mécanique s’est déréglée. Le 13 avril, le système d’interception israélien Hetz-3 échoue pour la première fois à neutraliser un missile hypersonique iranien lancé en direction de Haïfa. Une brèche technique, mais surtout un revers symbolique majeur pour la réputation de l’État hébreu en matière de défense.

La riposte israélienne s’avère timide, désarticulée. D’après Axios, Jérusalem, bien que déterminé à frapper les infrastructures nucléaires iraniennes, n’a pas obtenu le feu vert tant attendu de l’administration Trump pour une opération conjointe. Washington, absorbé par ses priorités intérieures et son bras de fer avec Pékin, refuse désormais de s’embarquer dans une nouvelle croisade militaire au Proche-Orient.

Le 18 mai, Ibrahim Rezaei, membre influent de la commission de la sécurité nationale du Majlis, lâche une bombe diplomatique : « L’Iran doit envisager sérieusement de quitter le TNP. » Déclaration faite alors que les négociations prévues à Oman viennent d’être annulées — négociations lors desquelles Téhéran prévoyait, selon des sources diplomatiques, de soumettre un « paquet de compromis » à Washington. La dissuasion nucléaire, jusqu’ici contenue par des tabous juridiques, vacille sous le poids des logiques de guerre.

Le chef de la diplomatie iranienne, Abbas Araghchi, se veut ambigu : la République islamique « ne cherche pas l’arme nucléaire », mais se dit « prête à se retirer d’un accord qui ne garantit plus sa sécurité ». Les frappes contre Israël ? « De la légitime défense », affirme-t-il, avant de promettre une désescalade si Jérusalem met fin à ses opérations.

En réalité, Téhéran agite l’épouvantail du retrait du TNP non pas pour se lancer tête baissée dans la course à la bombe, mais comme levier tactique. L’objectif : contraindre Washington à réactiver un processus de négociation sur des bases nouvelles.

Le facteur ethnique : lignes de faille sous pression

Parmi les talons d’Achille structurels de la République islamique, les fractures ethniques apparaissent comme un point de vulnérabilité croissant à mesure que s’intensifie la pression extérieure. Le cas du Sud-Azerbaïdjan est emblématique : cette région, historiquement marginalisée et peuplée majoritairement d’Azéris, connaît depuis plusieurs mois une montée de la contestation, un sursaut de mobilisation politique et une résurgence des revendications autour de l’autonomie culturelle et administrative.

Un rapport du Centre d’études proche-orientales de l’Université d’Anatolie (mai 2025) pointe du doigt le paradoxe actuel : « La militarisation accrue et l’obsession sécuritaire du pouvoir central alimentent un climat de défiance et d’aliénation au sein des minorités ethniques. » Autrement dit, plus Téhéran tente de verrouiller le pays, plus il fragilise les coutures internes.

L’effet boomerang est redoutable. En tentant d'étouffer la moindre velléité séparatiste, le régime accélère la dynamique centrifuge qu’il prétend combattre. Et la scène internationale s’en mêle : les dénonciations récurrentes d’Amnesty International et de Human Rights Watch sur les répressions à Tabriz, Ourmia ou Ardabil donnent à ces mouvements un écho nouveau — et offrent aux puissances occidentales un levier de plus contre Téhéran, cette fois sur le front des droits humains.

Équilibre interne : entre pragmatisme civil et radicalisme militaire

À l’intérieur même du pouvoir iranien, les lignes de fracture se durcissent. Le président Masoud Pezeshkian, figure d’un exécutif civil en sursis, affronte la montée en puissance du complexe politico-militaire incarné par les Gardiens de la révolution (Pasdaran). D’après des analyses relayées par l’IISS (International Institute for Strategic Studies), ces derniers élargissent leur emprise bien au-delà du champ militaire : « Les Pasdaran centralisent désormais une large part des décisions diplomatiques et économiques, au détriment des ministères et du gouvernement élu. »

Résultat : un double trouble institutionnel. D’un côté, l’écart se creuse entre les organes de pouvoir. De l’autre, le spectre d’un basculement militaire du régime n’est plus une chimère. Si la crise s’enlise, une prise de contrôle directe ou déguisée par les Gardiens pourrait redessiner les contours du système politique iranien.

Ce clivage grandissant entre réformateurs pragmatiques et factions radicales islamistes menace l’unité même de l’élite chiite. À terme, il pourrait conduire — en cas d’échec économique ou d’implosion sociale — à un changement de paradigme au sommet de l’État.

Économie sous étau : l’érosion par les sanctions

Sur fond d’escalade militaire, l’économie iranienne reste prise dans un étau implacable. Déjà exsangue, elle subit depuis avril 2025 une nouvelle salve de sanctions décidée par les États-Unis et leurs alliés du G7 : restrictions supplémentaires sur les exportations de pétrole, exclusion ciblée de la plateforme SWIFT, interdiction d’accès à certaines technologies critiques dans l’énergie et les télécoms.

Le FMI tire la sonnette d’alarme : en mai, l’inflation annuelle atteint 43 %, le rial chute de 18 % face au dollar depuis janvier, et la pauvreté urbaine dépasse les 38 %. Autant de chiffres qui traduisent une détérioration rapide du pouvoir d’achat et une pression sociale galopante — dans un pays où l’État ne parvient plus à maintenir ses systèmes de subventions, en particulier dans les provinces les plus fragiles sur le plan identitaire.

Les récentes mobilisations enregistrées à Ispahan, Qazvin, Tabriz ou Bandar Abbas révèlent une convergence inédite entre revendications sociales et exigences politiques ou culturelles. Comme le résume l’économiste Saeed Mehrani (Université Sharif), « cette fois, les protestations ne s’arrêteront pas au pain : la rue réclame aussi sa part de pouvoir ».

L’effet boomerang de la pression stratégique

Malgré les frappes, le chaos informationnel et l’isolement diplomatique croissant, le régime iranien ne donne aucun signe d’effondrement. Bien au contraire : selon une étude du centre GAMAAN — qui interroge les Iraniens de la diaspora —, une majorité de citoyens affiche un rejet marqué de toute ingérence étrangère, même en conservant une posture critique vis-à-vis du pouvoir en place.

C’est précisément ce paradoxe qui rend la stratégie israélienne à haut risque. En théorie, une campagne de frappes pourrait fissurer les élites ou provoquer une insurrection. En pratique, comme le rappelle Ali Vaez de l’International Crisis Group, les pressions militaires tendent plutôt à ressouder la population autour du drapeau. Et dans un pays forgé par l’expérience traumatique de la guerre contre l’Irak, le réflexe de survie nationale reste puissant.

Les Gardiens de la révolution — malgré certaines pertes humaines et un effritement de leur popularité — conservent la mainmise sur les leviers-clés : sécurité intérieure, économie informelle, contrôle social. Sans force politique alternative crédible, capable de fédérer les colères dans un projet de transition, l’érosion du pouvoir central ne rime pas nécessairement avec basculement de régime.

L’opposition reste enlisée. Fragmentée, désorganisée, et souvent discréditée aux yeux des Iraniens. L’Organisation des Moudjahidines du Peuple d’Iran (OMPI), en dépit du soutien ponctuel de certains cercles politiques américains, traîne une image désastreuse. Son passé de collaboration avec Saddam Hussein, sa structure opaque, et ses méthodes jugées sectaires en font un repoussoir, y compris pour les opposants modérés au régime.

Quant à Reza Pahlavi, figure bien connue de la diaspora, il reste une ombre politique à l’intérieur du pays. Dépourvu de relais institutionnels, sans ancrage dans les milieux étudiants ou ouvriers, son rapprochement avec Israël est perçu comme une compromission. Aux yeux de nombreux Iraniens, cela réactive les vieux démons d’un néocolonialisme téléguidé de l’étranger.

Le tir de missiles iraniens sur des cibles à Néguev et Haïfa, bien que limité dans ses effets, a eu valeur de message. Il a démontré que Téhéran, tout affaibli qu’il soit, conserve une capacité de riposte maîtrisée et calibrée. Selon Al-Monitor, cette réponse aurait été précédée de consultations discrètes avec Moscou et Pékin, visant à éviter toute escalade incontrôlée qui entraînerait les États-Unis dans la mêlée.

À Washington, le flou stratégique domine. Si l’administration Trump affiche un soutien sans faille à Israël, plusieurs voix s’élèvent au sein des cercles experts pour alerter sur les risques d’un embrasement régional incontrôlable. La RAND Corporation souligne que, sans plan clair pour une transition politique post-régime, la poursuite des frappes israéliennes pourrait provoquer un effondrement chaotique — un « collapse piloté »... sans pilote à bord.

L’affrontement entre l’Iran et Israël dépasse désormais le simple registre militaire. Il redéfinit les paradigmes régionaux : stratégies de déstabilisation active, déséquilibre interne des régimes, diplomatie fragmentée, multipolarité désengagée. Dans ce nouveau théâtre, les logiques binaires de guerre froide ne tiennent plus. La guerre ne se joue plus seulement sur le terrain, mais dans les esprits, les flux informationnels et les marges sociales.

L’heure est à la guerre sans frontières, sans visages, sans certitudes. Et ce sont les populations civiles — de Tabriz à Haïfa, d’Ourmia à Tel-Aviv — qui en paieront le prix. Le Moyen-Orient, plus que jamais, n’est pas un échiquier, mais un champ de mines.

Efficacité fragile : frappes ciblées et limites de la stratégie israélienne

Depuis des années, la doctrine israélienne repose sur la dissuasion préventive — une architecture offensive fondée sur des frappes chirurgicales visant les infrastructures militaires ou nucléaires de ses adversaires. Mais cette fois, malgré l’ampleur affichée de ses opérations, Jérusalem peine à revendiquer une victoire claire. Selon les données de l’AIEA recoupées avec des images satellites, l’attaque contre le site de Natanz a bien endommagé une partie des équipements d’enrichissement d’uranium. Mais les centrifugeuses les plus sensibles avaient été préalablement déplacées dans des installations souterraines renforcées.

Le constat est sans appel : l’efficacité des frappes israéliennes reste relative. À court terme, elles freinent les avancées iraniennes. Mais elles n’éradiquent pas la structure critique du programme nucléaire, qui continue de se déployer dans l’ombre.

Les services de renseignement américains et allemands s’accordent sur une lecture commune : Téhéran ne cherche pas l’escalade frontale. Il préfère miser sur une stratégie hybride — à base de guerre par procuration, de patience stratégique et de résilience économique. Une forme de dissuasion asymétrique où le temps devient une arme, et la prudence un atout tactique.

À Tel-Aviv, le consensus est loin d’être unanime. L’ancien Premier ministre et ministre de la Défense Ehud Barak, interrogé par Yedioth Ahronoth, résume l’impasse : « Nous ne pouvons pas nous permettre une guerre longue. Nos stocks sont limités, le système antimissile saturé, et notre armée de réserve n’est pas conçue pour des campagnes prolongées. »

Ce diagnostic brutal reflète une réalité stratégique : Israël peut frapper fort, mais il ne peut frapper longtemps sans creuser ses propres vulnérabilités — économiques, sociales, politiques.

Face à lui, l’Iran dispose d’une industrie militaire autonome, d’un appareil logistique robuste, et surtout d’un long apprentissage de la guerre sous sanctions. Selon le SIPRI, Téhéran a augmenté sa production de missiles balistiques de 24 % en 18 mois, tout en poursuivant l’intégration de technologies russes et chinoises dans ses systèmes de guidage.

Pour l’heure, le conflit n’a pas encore franchi le seuil qui entraînerait une intervention internationale directe. Les États-Unis — sous la présidence de Donald Trump — réaffirment le droit d’Israël à l’autodéfense, mais ne manifestent aucune intention de s’impliquer militairement à grande échelle.

Lors d’un briefing confidentiel devant des sénateurs, Mike Pompeo, redevenu une figure centrale de la diplomatie américaine, aurait averti (selon Axios) : « Notre objectif n’est pas de nous enliser dans une guerre. Nous voulons maintenir une dissuasion efficace. Le soutien à Israël n’est pas un chèque en blanc. »

Du côté européen, les appels à la retenue se succèdent — prudents, protocolaires, déconnectés. L’UE affiche son impuissance, tiraillée entre une France prudente, une Allemagne divisée et une Pologne atlantiste. Moscou et Pékin, eux, avancent masqués, capitalisant sur le vide stratégique occidental pour renforcer leur présence économique et technologique dans la région.

Mais le nerf de cette confrontation reste politique. En Iran, la prise de pouvoir progressive des Gardiens de la révolution au détriment des institutions civiles donne lieu à une recentralisation autoritaire de la prise de décision. Ali Reza Tavakkoli, ancien ambassadeur à Beyrouth, l’assume dans Al-Mayadeen : « Ce n’est pas une crise, c’est une transition vers une stratégie de dissuasion directe. Nous ne cherchons pas la guerre, mais nous n’y renoncerons pas si notre souveraineté est menacée. »

En Israël, la scène intérieure est tout aussi instable : chute de popularité de Netanyahou, pressions de l’extrême droite, mobilisation contre la réforme judiciaire — autant de tensions qui rendent chaque choix stratégique potentiellement explosif.

Et puis il y a l’opération « Am Kalavi », lancée en juin. Elle marque une inflexion qualitative dans la confrontation : pour la première fois depuis dix ans, ce ne sont pas seulement les infrastructures physiques qui ont été ciblées, mais le cœur intellectuel du programme nucléaire iranien — ses cerveaux.

Selon l’armée israélienne, neuf scientifiques de haut rang auraient été éliminés lors de cette opération ciblée. Tous jouaient un rôle-clé dans la chaîne de commandement scientifique : physiciens nucléaires, experts en matériaux sensibles, ingénieurs en technologies de réacteurs. Chacun figurait dans les cercles les plus protégés du dispositif.

(Souhaitez-vous, Elchin, que je développe le passage suivant avec la liste des scientifiques visés, en la traduisant également dans un style journalistique discret et crédible ?)

Tuer les cerveaux : la guerre des compétences

Au cœur de l’opération « Am Kalavi », lancée en juin, une nouveauté stratégique glaçante : Israël ne s’est pas contenté de viser des installations physiques — c’est l’élite scientifique iranienne qui a été ciblée. Pour la première fois depuis plus d’une décennie, la doctrine passe de la destruction des infrastructures à celle du savoir humain.

Neuf noms. Neuf figures clés de la galaxie nucléaire iranienne, toutes hautement qualifiées, toutes impliquées dans des projets sensibles.

Parmi eux :

  • Fereydoun Abbasi, ancien directeur de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique, figure centrale du programme nucléaire militaire présumé, longtemps visé par les sanctions occidentales.
  • Mohammad Mehdi Tehranchi, physicien théoricien et président de l’Université islamique de Téhéran, fer de lance de la convergence entre recherche universitaire et programmes technologiques d’État.
  • Akbar Matalizadeh, ingénieur chimiste impliqué dans le développement de composants pour l’enrichissement de l’uranium et le refroidissement des réacteurs.
  • Saeid Bardji, expert en science des matériaux, spécialisé dans les alliages résistants aux radiations.
  • Amir Hassan Fakhi, physicien, contributeur clé à la modélisation des processus internes des réacteurs.
  • Abd al-Hamid Minouchehr, spécialiste des réacteurs de recherche, actif dans leur modernisation.
  • Mansour Asgari, physicien, engagé dans des recherches appliquées à double usage dans le domaine énergétique.
  • Ahmad Reza Zoelfaghari Dariyani, ingénieur nucléaire, cadre stratégique au sein de l’Organisation nationale de l’énergie atomique.
  • Ali Bakaï Karimi, ingénieur en mécanique de précision, actif dans les projets de défense liés à la fabrication de pièces critiques.

Selon les sources militaires israéliennes, ces scientifiques formaient le noyau dur du savoir technologique iranien. Leur perte ne serait pas seulement opérationnelle, mais structurelle. « Ce sont des années de mémoire institutionnelle, d’expertise intégrée, qui disparaissent », indique un haut responsable de Tsahal. Un coup porté non pas aux murs, mais aux esprits.

Car c’est bien là l’enjeu : remplacer une centrifugeuse est une question de semaines. Remplacer un chercheur de haut niveau formé sur mesure, porteur d’un savoir empirique et confidentiel, peut prendre une génération. Le pari israélien est clair : décapiter le programme en s’attaquant à ce qu’il a de plus irremplaçable.

Mais à quel prix ? Et jusqu’où peut-on aller ?

Sur le plan du droit international, le précédent est dérangeant. Aucune convention, y compris en cas de litige sur des programmes nucléaires controversés, n’autorise l’élimination ciblée de scientifiques civils. Même en invoquant la menace existentielle, la ligne de légitimité juridique reste floue.

Israël s’abrite derrière l’article 51 de la Charte des Nations unies — droit à la légitime défense. Mais les critiques pleuvent. Dans les milieux conservateurs proches des Gardiens de la révolution, les frappes sont perçues comme des violations directes de la souveraineté nationale. La presse iranienne dénonce des « méthodes terroristes dignes des années Beyrouth », tout en reconnaissant l’efficacité tactique et la précision redoutable de l’opération.

Pour les observateurs internationaux, cette attaque marque un tournant dangereux : celui de la normalisation du ciblage scientifique dans un contexte d’absence de cadre multilatéral opérant. L’accord de Vienne (JCPOA) est moribond. L’AIEA, marginalisée. L’Occident, silencieux ou complice.

Et une question obsède désormais les chancelleries : si l’assassinat de scientifiques sur la base d’un soupçon de participation à un programme militaire devient une norme, où se trace la limite entre prévention et escalade ? Entre guerre ciblée et chaos sans régulation ?

Guerre de l’ombre et révolution technologique : les coulisses d’« Am Kalavi »

D’après l’état-major israélien, l’opération « Am Kalavi » aura nécessité plus de six mois de préparation. Une montée en puissance discrète mais méthodique, impliquant plusieurs branches de l’appareil sécuritaire :

  • L’unité d’analyse stratégique de Tsahal, avec des experts spécialisés sur l’Iran ;
  • L’aviation israélienne, en charge des frappes coordonnées sur plusieurs localisations urbaines sensibles ;
  • Les services du Mossad, qui ont fourni un maillage d’informations satellitaires, d’écoutes et de renseignements humains sur le terrain.

L’un des aspects les plus délicats fut l’identification des cibles en milieu urbain dense. Pour cela, Israël a déployé une combinaison d’intelligence artificielle, d’algorithmes de suivi en temps réel et d’interceptions de communications sécurisées. Une hybridation sophistiquée entre espionnage classique et technologies de surveillance de pointe — la guerre du XXIe siècle dans sa version la plus chirurgicale.

Officiellement, Tel-Aviv n’a reconnu aucune violation de l’espace aérien de pays tiers. Et Téhéran, de son côté, n’a pas produit de preuves attestant que les frappes avaient été lancées depuis l’extérieur de l’Iran. Résultat : la marge de manœuvre diplomatique est étroite, presque inexistante.

Mais en interne, la pression monte. Les courants radicaux réclament une riposte frontale, jusqu’à envisager des frappes contre des cibles israéliennes hors du théâtre moyen-oriental. À l’inverse, le camp pragmatique autour du président Ebrahim Raïssi appelle à une stratégie asymétrique : cyberattaques, lobbying international, instrumentalisation de l’AIEA.

Dans ce contexte tendu, la moindre erreur d’appréciation pourrait entraîner une escalade incontrôlée, dépassant largement le cadre du face-à-face Israël–Iran. Le Liban (via le Hezbollah), le Yémen, l’Irak ou même les États-Unis pourraient être entraînés dans la spirale.

Plus largement, l’élimination ciblée de scientifiques redéfinit les lignes rouges de la conflictualité interétatique. Depuis la guerre froide, la communauté internationale s’accordait sur une forme de sacralité du savoir — une neutralité tacite de la recherche scientifique, même en temps de tension.

Avec « Am Kalavi », ce consensus vole en éclats.

En Occident, l’opération est souvent perçue comme un acte de « légitime défense nécessaire ». Mais dans le Sud global et dans une grande partie du monde musulman, le malaise est palpable. Exécuter des chercheurs sans procès, sans mandat international, c’est miner l’ordre juridique international. C’est ouvrir une brèche qui, demain, pourrait se retourner contre n’importe quelle puissance.

La fin d’un levier : le Hezbollah hors-jeu

Pendant plus de trois décennies, le Hezbollah a constitué le bras armé privilégié de Téhéran face à Israël — un outil de projection stratégique aussi redouté qu’efficace. Né dans la clandestinité chiite des années 1980, le mouvement s’est métamorphosé en une véritable armée parallèle, disposant de 100 000 à 200 000 roquettes, de drones à guidage autonome, de missiles balistiques « Zelzal » et de forces spéciales — les unités Radwan — entraînées pour des incursions transfrontalières.

Entre 2017 et 2023, Israël ne faisait plus mystère : le Hezbollah représentait pour lui une menace « existentielle ».

Mais en 2024, la donne change brutalement.

En octobre, une opération aérienne secrète menée par l’armée de l’air israélienne cible les centres de commandement du Hezbollah dans la vallée de la Bekaa et le sud du Liban. Parmi les victimes : plusieurs chefs militaires de haut rang — dont Hassan Nasrallah lui-même, figure emblématique du mouvement. Une frappe de décapitation, selon Julian Barnes, analyste à l’Institut d’études stratégiques de Londres, comparable aux méthodes américaines contre Al-Qaïda.

Le coup porté ne fut pas seulement militaire. Il fut aussi géopolitique.

Quelques semaines plus tard, en novembre 2024, le régime syrien de Bachar el-Assad s’effondre sous l’effet conjugué de manifestations massives et d’une mutinerie militaire. Avec cette chute, c’est tout l’arc logistique reliant l’Iran au Liban — le fameux « Croissant chiite » — qui se désintègre. Privé de ses lignes de ravitaillement à travers la Syrie, le Hezbollah se retrouve isolé, stratégiquement orphelin.

Désormais, Téhéran n’a plus le choix : soit répondre directement aux attaques israéliennes, au risque d’une guerre ouverte, soit temporiser et exposer sa vulnérabilité. Il opte pour une riposte symétrique : drones, missiles balistiques, menaces à distance. Une réaction plus politique que réellement militaire.

Pour Olli Heinonen, ancien directeur adjoint de l’AIEA, la portée de cette riposte est avant tout symbolique : « L’Iran a voulu affirmer sa présence, mais n’a pas infligé de dommage stratégique. Au contraire, Israël a renforcé sa légitimité en tant que puissance défensive, tandis que Téhéran s’est exposé en agresseur explicite. »

Le succès israélien s’explique aussi par une lecture fine des failles internes du système iranien. Joseph Braude, professeur au Middle East Policy Council, observe : « Les rivalités croissantes entre le Corps des Gardiens de la Révolution (Pasdaran) et l’appareil présidentiel affaiblissent la cohésion stratégique de l’État. Cela génère des fuites que les services israéliens savent exploiter. »

Certains rapports font état de la captation par Israël des itinéraires de déplacement de hauts responsables iraniens — y compris de généraux du CGRI — juste avant certaines frappes. Résultat : des frappes d’une précision chirurgicale.

Par ailleurs, Israël agit dans un contexte de coordination régionale discrète mais déterminante. Malgré les tensions persistantes avec l’Égypte et la Jordanie, Tel-Aviv maintient un dialogue sécuritaire actif avec l’Arabie saoudite, déterminée à freiner l’influence iranienne. Les Émirats arabes unis et Bahreïn, via des canaux informels, continuent à échanger des renseignements, comme le rapporte The Wall Street Journal.

À ce jour, le conflit n’a pas basculé dans une guerre totale. Mais l’équilibre stratégique a changé.

Israël a prouvé qu’il pouvait frapper en profondeur, sur le sol iranien, sans appui extérieur direct. L’Iran, de son côté, est contraint d’agir à découvert, perdant une part décisive de sa liberté d’action.

Vers l’abîme ou vers l’équilibre ? Une région au bord de la rupture

Pour Bruno Terre, analyste à l’IFRI, le constat est limpide : « Cette escalade signe la fin de l’ère des guerres par procuration. L’Iran et Israël entrent désormais dans une logique d’affrontement direct. » Et cette mue n’est pas sans conséquences : si Israël poursuit ses attaques contre les infrastructures nucléaires iraniennes, Téhéran pourrait suspendre sa participation au Traité de non-prolifération (TNP) — un basculement géopolitique majeur pour l’ensemble du Moyen-Orient.

Sous nos yeux, la vieille architecture sécuritaire régionale s’effondre. L’antagonisme irano-israélien ne relève plus de la guerre secrète, des agents doubles ou des interpositions asymétriques. Il devient une épreuve de résistance entre deux États, deux récits, deux systèmes. Israël frappe, anticipe, impose son tempo ; l’Iran encaisse, s’adapte, perd de l’espace stratégique.

Aucune des deux puissances n’a pour l’instant remporté de victoire décisive. Mais l’équilibre stratégique hérité du début des années 2000 est brisé. Une nouvelle réalité émerge, dans laquelle les anciennes règles de calcul ne valent plus. Et plus la crise s’approfondit, plus une vérité s’impose : ce qui se joue dépasse la stabilité régionale — c’est la structure même de l’ordre moyen-oriental qui vacille.

Le choc Iran–Israël n’est pas un duel isolé. Il incarne une rupture dans l’ordre international fondé sur la dissuasion, la médiation et les lignes rouges implicites. À l’heure où le pouvoir global se fragmente, où les institutions multilatérales sont neutralisées, ce type de conflit n’est plus une anomalie. Il devient un symptôme du monde qui vient.

Pendant que les grandes puissances tergiversent, que les États-Unis se divisent, que l’Europe s’enlise dans ses ambivalences, les acteurs régionaux réarment, testent, s’émancipent. Et le champ diplomatique se rétracte. L’ombre portée de la catastrophe s’allonge — sur fond de missiles hypersoniques, de sabotage cybernétique et de défiance structurelle.

Mais la vraie fracture est politique : deux visions antagonistes de l’avenir du Moyen-Orient s’affrontent. Israël prône une transformation forcée du régime iranien comme garantie ultime de sa sécurité. L’Iran, lui, s’arc-boute sur la résistance nationale et la légitimité souveraine. Le problème ? Aucun des deux ne peut dépasser ses propres limites. Israël est contraint par la réaction internationale et la fragilité de son consensus intérieur. L’Iran, par son isolement, son économie asphyxiée, et l’épuisement de ses leviers indirects.

Personne ne recule. Et c’est bien là le danger. Car plus la tension se prolonge, plus la probabilité d’un dérapage incontrôlé augmente : effondrement interne du régime iranien, guerre régionale à grande échelle, intervention de puissances extérieures.

Dans un avenir prévisible, la seule issue raisonnable — mais encore incertaine — passerait par une reprise des pourparlers limités, sous médiation d’un acteur neutre. Le Qatar ou la Suisse, par exemple, pourraient jouer ce rôle pivot. À condition qu’un signal soit envoyé : un geste iranien vers la désescalade, un geste israélien vers une redéfinition de ses objectifs à long terme.

Car aujourd’hui, la stabilité au Moyen-Orient ne repose plus sur la force. Elle repose sur la conscience de ses limites. Et tant que cette limite ne sera pas reconnue des deux côtés, il n’y aura ni vainqueur, ni paix durable — seulement l’éternel retour du précipice.