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Depuis quelques mois, la Géorgie est au centre d’un tourbillon politique que peu d’observateurs parviennent à décrypter. À l’intérieur comme à l’extérieur du pays, une série de remaniements spectaculaires dans les structures sécuritaires — du renseignement à la police en passant par le parquet et les forces spéciales — alimente les fantasmes : règlement de comptes au sommet, purge silencieuse, dérive autoritaire ? L’opposition s’affole, les médias s’enflamment.

Mais en grattant le vernis des interprétations dramatiques, une autre lecture s’impose : ce qui se déroule à Tbilissi n’est ni une implosion, ni une fuite en avant autoritaire. C’est une reconfiguration profonde, stratégique — et peut-être inévitable — de l’architecture du pouvoir.

Un virage discret mais décisif

La Géorgie traverse probablement l’une des phases les plus opaques, mais aussi les plus déterminantes, de son histoire récente. À première vue, les démissions en cascade au sein de piliers du régime — Service de sécurité d’État, ministère de l’Intérieur, parquet, unités spéciales — pourraient être interprétées comme les signes d’un pouvoir en crise. Mais une analyse plus fine révèle une dynamique moins chaotique qu’il n’y paraît : non pas un démantèlement du système, mais une métamorphose de sa gouvernance, sous l’effet conjugué d’une évolution interne et de pressions géopolitiques extérieures.

La tonalité de cette transformation a été clairement donnée par Irakli Beriashvili, président de la commission parlementaire Défense et Sécurité, lors d’une séance du 4 juin 2025 :
« La Géorgie entre dans une nouvelle étape où l’inertie répressive du passé doit céder la place à une rationalité institutionnelle. Il ne s’agit plus de préserver des structures par loyauté, mais d’améliorer leur gouvernabilité pour garantir la résilience. »
Une déclaration qui fait figure de manifeste, bien plus que de simple communication politique.

Liluachvili, incarnation d’un ordre ancien

Chef du Service de sécurité d’État depuis 2020, Vaja Liluachvili traînait derrière lui une longue carrière dans l’ombre. Policier dans les années 1990, membre des unités spéciales sous Saakachvili, proche de l’ex-Premier ministre Garibachvili depuis 2014, il incarnait une forme de stabilité sécuritaire dans une Géorgie agitée par les tempêtes politiques.

Sous sa direction, le service de sécurité (SGB) a joué un rôle central dans la préservation de la fidélité au pouvoir. Après les manifestations de 2019 — déclenchées par une réforme éducative et un incident diplomatique avec un député russe —, une doctrine de surveillance préventive a vu le jour : flicage des réseaux sociaux, contrôles de loyauté, traque des liens suspects chez les fonctionnaires.

Mais dès 2022, un virage s’esquisse. La doctrine évolue : place au cyber-monitoring. Selon un rapport du CACTUS (Centre géorgien d’analyse des cybermenaces), les tentatives d’ingérence numérique et les attaques contre les sites publics ont été multipliées par quatre entre 2022 et 2024. Dès lors, la priorité n’est plus de mater l’administration, mais de neutraliser les menaces hybrides avant qu’elles ne se concrétisent.

L’arrivée de Bacho Mtserlishvili à la tête du service n’est donc pas anodine. Ancien vice-ministre de la Défense, expert en communication stratégique, interlocuteur des structures de l’OTAN, il incarne une SGB nouvelle génération — moins “Big Brother”, plus “bouclier cybernétique”.

Shotadze évincé : la fin d’une ère, la réponse à Bruxelles

Irakli Shotadze a occupé le poste de procureur général à deux reprises : de 2015 à 2018, puis de 2020 à 2025. Lors de sa seconde nomination, il avait obtenu un soutien massif — 89 députés sur 150 —, un record pour une telle fonction, signe d’un ancrage politique solide. Sous sa direction, le parquet a lancé une série d’enquêtes retentissantes : poursuites contre d’anciens dignitaires de l’ère Saakachvili, investigations sur le financement de certaines ONG jugées trop proches de l’opposition.

Mais à partir de 2023, le vernis s’est craquelé. La critique enfle. Un rapport du Parlement européen, publié en novembre 2024, dresse un constat sans appel : « Concentration excessive des pouvoirs entre les mains du parquet, manque de transparence procédurale, traitement expéditif des affaires sensibles sans garanties suffisantes d’indépendance. »

La nomination de Nino Lomidze, juriste de renom, professeure à l’université de Tbilissi et membre de l’Association européenne des procureurs, sonne comme une réponse directe à Bruxelles. Sans lien avec les clans politiques ni le lobby sécuritaire, elle incarne le choix d’une neutralité procédurale. En octobre 2024, l’Union européenne avait exigé explicitement la « dépolitisation du parquet » — message reçu cinq sur cinq.

Gomelaouri, le fidèle trop exposé

Le départ de Vakhtang Gomelaouri, ministre de l’Intérieur depuis 2019, a pris tout le monde de court. Proche du fondateur du « Rêve géorgien », Bidzina Ivanishvili, il avait dirigé sa sécurité personnelle dans les années 2000 avant de gravir les échelons jusqu’au sommet du système sécuritaire.

Durant son mandat, le ministère s’est concentré sur la gestion musclée de l’ordre public : répression des manifestations, encadrement des élites régionales, verrouillage du terrain. Mais à partir de la fin 2024, la machine s’enraye. Selon l’Institut de politique intérieure, entre janvier 2023 et décembre 2024, les plaintes contre les forces de l’ordre ont augmenté de 63 %. Parallèlement, la discipline interne s’effondre : près de 800 agents quittent la maison, de leur propre chef, en moins d’un an.

Face à cette hémorragie et à l’image dégradée du ministère, le gouvernement tranche : il faut du sang neuf, plus malléable, moins clivant. Ce sera David Kobakhidze, vice-ministre de l’Éducation, ex-policier criminel, passé aussi par la direction des huissiers de justice. Sa mission ? Rationaliser, digitaliser, restaurer la discipline. Une réforme de la police de patrouille est déjà dans les cartons depuis février 2025. Moins de coups de matraque, plus d’organigrammes.

Khareba, le dernier seigneur de l’ombre

Mais la démission la plus symbolique est sans doute celle de Zviad Kharazishvili — alias « Khareba » — chef tout-puissant du département des missions spéciales. Depuis 2004, il tenait les rênes des unités d’élite. Trois présidents, quatre Premiers ministres... et lui, toujours là. Figure quasi-mythique de la « sécurité de terrain », il symbolisait l’homme fort, celui qu’on ne remplace pas — jusqu’à aujourd’hui.

Khareba, c’était l’homme qui tranchait dans les conflits entre élites locales, services secrets et police. Un arbitre officieux dans les interstices du pouvoir. Sa chute signifie une chose : l’État géorgien tourne la page du féodalisme sécuritaire et choisit l’institutionnel.

Comme l’a résumé l’ex-conseiller du ministère de l’Intérieur, Guiorgui Kvitsiani, sur la chaîne Rustavi 2 :
« Cette démission, c’est un message. Khareba incarnait la virilité sécuritaire de l’époque Saakachvili, recyclée par le Rêve géorgien. Son départ signifie la fin des figures tutélaires. »

Un contexte international sous tension

Depuis la fin 2023, les relations entre Tbilissi, Bruxelles et Washington connaissent des remous. Le projet de loi sur « l’influence étrangère », discuté au printemps 2024, a provoqué une levée de boucliers au sein du Département d’État américain comme du Parlement européen. Mais malgré les menaces verbales, aucune sanction n’a suivi.

À la place, en avril 2025, un nouveau cycle de consultations bilatérales s’est ouvert. Et c’est dans ce contexte que les réaménagements dans les services sécuritaires prennent tout leur sens : ils ne traduisent pas un affaiblissement du régime, mais une volonté affichée de négocier — selon ses propres conditions. Une sorte de “reset doux”.

Un "soft reset" piloté, pas une capitulation

C’est dans ce contexte que les récentes démissions prennent tout leur sens. Elles ne traduisent pas une abdication du pouvoir, mais bien une volonté de reprendre la main — sur ses propres bases. Pas de démantèlement du système, mais une réingénierie de la verticalité : un « soft reset » assumé.

Comme le souligne Johannes Vogt, analyste à l’Institut d’Europe de l’Est à Vienne :
« La Géorgie n’est pas prête pour une libéralisation radicale. Mais elle indique clairement que la répression n’est plus un axe stratégique. Le départ des figures charismatiques et des sécuritaires marque un basculement : du commandement militarisé à la coordination bureaucratique. »

Liluachvili : de l’ordre à la gouvernance

Liluachvili incarnait une phase clé : celle de la consolidation post-2012, face à la menace d’un retour des forces de Saakachvili. Ses méthodes — filtrage idéologique, contrôle préventif — ont un temps servi la stabilité. Mais aujourd’hui, l’agenda a changé : la sécurité nationale ne se résume plus à traquer les dissidents. Elle affronte des menaces hybrides, des cyberattaques, des réseaux transnationaux.

Comme le dit le député Nika Svanadze : « Le système sécuritaire ne doit plus punir, il doit anticiper. » D’où la nomination de Bacho Mtserlishvili : pas un homme de baston, mais un technicien des conflits hybrides, rodé aux standards internationaux.

Shotadze : de la mise en scène à la neutralité

Le parquet sous Shotadze était une machine à produire des messages politiques sous couvert de procédures judiciaires. Efficace, certes, mais usé. L’heure n’est plus à l’exemplarité musclée, mais à la restauration de la confiance. L’arrivée de Nino Lomidze marque une rupture nette : figure de l’académie, sans appartenance partisane, elle incarne le retour à un droit procédural, aligné sur les attentes de Bruxelles.

Gomelaouri : loyal, mais à quel prix ?

Fidèle du clan Ivanishvili, Gomelaouri avait fait ses preuves dans la gestion de l’ordre. Mais dans un pays où les manifestations se succèdent et où la société rejette la brutalité, son profil est devenu un handicap. Comme l’a dit le Premier ministre Kobakhidze : « La répression n’est plus une compétence, c’est un fardeau. » Son successeur, David Kobakhidze, est le prototype du manager bureaucratique : discret, fonctionnel, délié des clans.

Khareba : la fin du mythe

Figure quasi-légendaire, « Khareba » symbolisait la continuité du pouvoir parallèle. Chef des unités spéciales depuis deux décennies, médiateur officieux entre les élites, il représentait un modèle féodal d’arbitrage sécuritaire. Sa sortie marque la fin d’un cycle : celui de la sécurité personnalisée. Comme le dit le politologue Tengiz Dumbadze : « Les États matures ne dépendent pas d’une figure tutélaire. Ils s’appuient sur des systèmes. »

Pourquoi maintenant ?

Les spéculations allaient bon train : coup d’État larvé, purge idéologique, implosion du Rêve géorgien ? Mais plus les jours passent, plus le tableau se précise : ces décisions sont tout sauf accidentelles. Elles répondent à une triple logique :

Une pression européenne, avec les 9 conditions imposées par Bruxelles depuis 2022, devenues incontournables en 2025 ;
Un rappel à l’ordre américain, formulé sans ambiguïté lors de la visite de James O’Brien en avril : pas de coopération sans alignement démocratique ;
Un épuisement intérieur, où le pouvoir doit composer avec une société lassée de la coercition et des institutions à bout de souffle.

Ce n’est pas une chute. C’est une transition — rude, opaque, mais stratégique. Une transformation de la gouvernance géorgienne, qui cherche à rester maître du jeu, tout en intégrant les codes d’un monde qu’elle ne peut plus ignorer.

L’Europe aux aguets, Washington en arrière-plan : la triple pression

Depuis 2022, la Géorgie est officiellement candidate au statut de membre de l’Union européenne. À la clé : neuf recommandations de la Commission européenne, posées comme conditions sine qua non pour toute avancée. Si elles ont longtemps été traitées comme des formalités diplomatiques, leur application est devenue un test crucial à partir de 2024.

Parmi ces exigences : la désoligarchisation de la vie publique, le respect du pluralisme politique, l’indépendance du pouvoir judiciaire et la dépolitisation des organes sécuritaires. Et au printemps 2025, le sablier était presque vide.

Selon un rapport du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), publié en mai 2025, « la Géorgie a affiché des progrès tangibles en matière de désoligarchisation, notamment dans la gouvernance du secteur sécuritaire ». Le document souligne en particulier :

– La séparation effective entre le ministère de l’Intérieur et le Service de sécurité d’État (SGB) ;
– Le remplacement du procureur général sans maintien de connexions politiques ;
– Le lancement de la réforme de la police de patrouille sur le modèle EULEX.

Lors de sa visite à Tbilissi en mars 2025, le commissaire européen à l’élargissement, Olivér Várhelyi, a déclaré sans détour :
« Les pays candidats ne doivent pas faire semblant de réformer — ils doivent le prouver par les faits. Le remplacement des figures-clés dans les sphères judiciaires et sécuritaires est un signal clair. »

Un message reçu cinq sur cinq par le pouvoir en place. Car sans avancées concrètes, Bruxelles menaçait de repousser l’examen de la candidature géorgienne à 2026. Un retard qui aurait mécaniquement renforcé les forces prorusses à l’intérieur, et exposé Tbilissi à une vulnérabilité accrue sur la scène internationale.

En d’autres termes, les départs de Shotadze, Gomelaouri et Liluachvili ne sont pas des sacrifices improvisés : ce sont des décisions rationnelles, institutionnellement guidées.

Les États-Unis : ligne rouge et avertissement voilé

Deuxième levier de pression : Washington. En avril 2025, James O’Brien, secrétaire d’État adjoint pour l’Europe et l’Eurasie, se rend à Tbilissi pour une série d’entretiens à huis clos. Le message — transmis avec calme, mais sans ambiguïté — est clair :
« La Géorgie est un partenaire stratégique. Mais notre soutien n’est pas inconditionnel. Il suppose un alignement sur les valeurs démocratiques fondamentales. »

Lors de la conférence de presse commune avec le Premier ministre Irakli Kobakhidze, O’Brien enfonce le clou :
« Nous voyons que Tbilissi cherche un équilibre entre stabilité et droits fondamentaux. C’est un chemin difficile — mais c’est le seul que parcourent les alliés. »

Dans la coulisse, les menaces sont plus explicites : maintien de la pression sur les ONG ? Risque de sanctions ciblées via le Global Magnitsky Act. Entraves à l’opposition ? Gel possible des discussions dans le cadre de la Charte stratégique américano-géorgienne, notamment sur les volets militaires.

Dans ce climat, la nomination de David Kobakhidze au ministère de l’Intérieur et de Nino Lomidze au Parquet est perçue à Washington comme un pas dans la bonne direction. Politico rapporte :
« Les États-Unis ont reçu l’assurance que des changements institutionnels étaient en cours sans déstabiliser l’ensemble. Pour Washington, c’est un compromis acceptable. »

La pression de l’intérieur : quand la société dit non

Mais il ne faut pas négliger un troisième facteur : la société géorgienne elle-même. Selon une enquête du National Democratic Institute (NDI) publiée en mai 2025 :

– La confiance dans le ministère de l’Intérieur est passée de 41 % en décembre 2023 à 25 % en avril 2025 ;
– Moins de 20 % font confiance au parquet, avec un taux de défiance de 63 % chez les 18–29 ans ;
– 54 % des sondés estiment que « la police défend les intérêts politiques, pas ceux de la population ».

Ce ne sont pas que des chiffres. C’est un verdict. Un rejet d’un style de gouvernance fondé sur la force et la verticalité. Dans une société traversée par des manifestations régulières — 19 mobilisations de masse en 2024, déjà 11 sur les cinq premiers mois de 2025 —, chaque usage excessif de la force risque de transformer la colère en révolte.

Dès lors, abandonner les figures musclées au profit de gestionnaires bureaucratiques n’est pas un recul. C’est une adaptation. Dans la Géorgie de 2025, la violence n’est plus un outil de contrôle — c’est un poison politique.

Comme le dit, avec une lucidité rare, l’ancienne ministre de la Justice Tea Tsulukiani :
« La société ne veut plus de ceux qui donnent des ordres. Elle veut entendre ceux qui savent expliquer. La politique n’est plus un théâtre de gestes. C’est un système d’attentes rationnelles. »

Et maintenant ? Pas la répression, mais la redéfinition

Ce qui se joue aujourd’hui à Tbilissi ne ressemble en rien à un coup d’État rampant ou à une purge autoritaire. Ce n’est pas une mécanique de revanche, mais un signal institutionnel. Ces départs en série montrent que l’appareil d’État géorgien répond à une triple pression — européenne, américaine et sociétale — non pas par le verrouillage, mais par l’adaptation. Et c’est bien cela, la marque d’un État mature : non la crispation, mais la plasticité.

Le pouvoir ne renonce pas au contrôle — il en redéfinit les contours. Il s’éloigne d’un modèle fondé sur la loyauté personnelle pour lui préférer une gouvernance à géométrie institutionnelle, souple mais structurée. Ce nouveau réalisme politique géorgien ne s’exprime plus dans la démonstration de force, mais dans l’art de redistribuer l’influence sans effondrer l’édifice.

Imaginer que ces mouvements annoncent une nouvelle vague de répression serait une erreur de lecture. Tout indique une transformation lente, mais nette : du règne de la peur à celui de la gestion, de la loyauté aveugle à la fonctionnalité mesurée.

Comme le résume Levan Abashidze, analyste au Centre de politique publique :
« Le pouvoir ne change pas de style — il change d’outils. La répression comme doctrine a montré ses limites. La stratégie aujourd’hui, c’est l’influence institutionnelle, la discipline juridique, la surveillance numérique, les think tanks et des leviers de gestion plus subtils. »

La Géorgie avance sur une ligne de crête : préserver la stabilité dans un contexte de polarisation interne et de pression géopolitique croissante. Les changements dans l’appareil sécuritaire ne sont pas une panique, ni un réflexe de survie. Ce sont des choix froids, méthodiques, destinés à assurer la durabilité du système.

C’est une rupture avec la mythologie des hommes forts. Et une entrée, sans fanfare, dans l’ère de l’administration stratégique.

La Géorgie reste une démocratie. Elle reste un espace de compétition politique. Mais pour survivre dans cet équilibre fragile, elle doit évoluer. Et c’est précisément cette mutation que nous observons aujourd’hui.

Comme l’a déclaré, dans un rare moment de clarté, le Premier ministre Irakli Kobakhidze en juin 2025 : « Nous ne cherchons pas la force dans la brutalité. Nous cherchons la stabilité dans un système où l’État est au service de la société — et non l’inverse. »