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Le premier tour de l’élection présidentielle polonaise, tenu le 18 mai 2025, n’a désigné aucun vainqueur. Mais il a révélé bien plus qu’un simple duel de personnalités : un pays fracturé, inquiet, suspendu entre deux visions irréconciliables de son avenir. Le 1er juin, la Pologne choisira entre Rafał Trzaskowski, figure de proue du libéralisme pro-européen, et Karol Nawrocki, héraut d’un conservatisme musclé et identitaire. Entre ces deux pôles, c’est toute la cartographie politique polonaise qui est en train de se redessiner à vive allure — et dans la douleur.

Loin d’un scrutin ordinaire, ce scrutin s’est mué en un test grandeur nature de la maturité démocratique du pays. Plus qu’un face-à-face électoral, c’est une déchirure civilisationnelle qui s’est jouée dans les urnes. Et les chiffres officiels ne sont que la partie émergée de l’iceberg.

Trzaskowski et Nawrocki en finale ? Rien de surprenant. Mais ce sont les dynamiques, les failles et les alliances de circonstance qui les y ont conduits, qui racontent la véritable histoire.

De « Solidarność » à la « Confédération » : le grand écart polonais

Aucun des treize candidats en lice n’a franchi la barre des 50 % — signe d’un paysage politique pulvérisé, morcelé, lassé des anciens schémas. Trzaskowski recueille 31,2 %, Nawrocki 29,7 % et Sławomir Mentzen, le candidat d’extrême droite de la Konfederacja, réalise une percée à 14,8 %. Autrement dit : un électeur sur deux a opté pour la droite ou l’ultra-droite. Une tendance qui devrait faire frémir plus d’une chancellerie européenne.

Avec une participation de 66,8 %, les Polonais ont envoyé un signal clair : ces élections dépassent de loin la question de qui occupera le palais présidentiel. Il s’agit d’un vote existentiel, d’un choix de trajectoire pour tout un pays — sur sa place dans le monde, ses valeurs, son modèle de société.

Trzaskowski contre Nawrocki : deux visions, deux menaces

Rafał Trzaskowski, maire de Varsovie, incarne l’élite urbaine, libérale et europhile. Candidat de la Coalition civique, protégé de Donald Tusk, il défend une Pologne pleinement ancrée dans l’Union européenne, réformiste, tolérante. Son socle électoral : les grandes villes, les diplômés, la vieille garde de la Plate-forme civique. Son score, modeste mais solide, témoigne d’une certaine fatigue dans son propre camp.

Face à lui, Karol Nawrocki, ex-patron de l’Institut de la mémoire nationale, candidat du PiS (Droit et Justice). Un homme du ressentiment, du retour en arrière. National-conservateur pur jus, il joue la carte anti-immigrés, vilipende les réfugiés ukrainiens, brandit les « valeurs traditionnelles » et clame haut et fort son admiration pour Donald Trump. En somme, une offre politique taillée sur mesure pour les électeurs en colère, en quête d’ordre et d’autorité.

L’écart est mince — moins de deux points. Et l’issue dépendra largement des quelque quatre millions de voix recueillies par Sławomir Mentzen.

Sławomir Mentzen : le trublion devenu faiseur de rois

Jusqu’ici marginale, la Konfederacja a fait irruption dans le jeu central. Avec ses 14,8 %, Mentzen s’impose comme l’arbitre du second tour. Son discours ? Un cocktail explosif d’ultra-libéralisme économique, d’euroscepticisme forcené et de xénophobie décomplexée. Un programme qui séduit une partie de la jeunesse, des indépendants, des patrons de PME — tous lassés des appareils traditionnels.

Désormais, les tractations vont bon train. Un ralliement à Nawrocki n’est pas exclu. Mais à quel prix ? Les ultraconservateurs exigeront des concessions substantielles : des portefeuilles ministériels, des postes clés, voire un tournant radical dans la politique migratoire.

La Pologne, miroir des fractures européennes

Donald Tusk a prévenu : « Les deux semaines à venir décideront du destin de notre patrie. » Mais en 2025, la « patrie » ne se limite plus aux frontières de la Vistule. Une victoire de Trzaskowski conforterait l’axe Bruxelles-Varsovie. Celle de Nawrocki, au contraire, pourrait précipiter la Pologne dans le camp des gouvernements eurosceptiques — façon Orban ou Meloni.

Membre clé de l’OTAN, soutien indéfectible de l’Ukraine, Varsovie est un pilier stratégique de l’Est européen. Un président qui dénonce les réfugiés ukrainiens comme des « parasites budgétaires » remettrait en cause les livraisons d’armes, la présence militaire américaine et l’unité de la réponse occidentale face à Moscou.

Les accents trumpistes de Nawrocki ne sont pas anecdotiques. Ils résonnent dangereusement avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche. Dans ce nouveau paysage, la Pologne pourrait devenir le cheval de Troie d’une Amérique désengagée et d’un continent en voie de fragmentation.

Et après le 1er juin ? Trois scénarios sur la table

Scénario 1 : Trzaskowski élu. Tusk obtient carte blanche pour ses réformes. L’intégration européenne reprend son cours, le système judiciaire est revu, la coopération avec Kiev s’intensifie. Varsovie devient un moteur du camp atlantiste. Mais les droites radicales pourraient alors durcir leur jeu, descendre dans la rue, saboter le mandat du président.

Scénario 2 : Nawrocki vainqueur. La cohabitation s’annonce explosive. Veto présidentiel systématique, crise institutionnelle, paralysie politique. Nawrocki pourrait forcer des législatives anticipées, espérant surfer sur la vague nationaliste pour reconquérir la Diète.

Scénario 3 : Nawrocki président avec l’appui de la Konfederacja. Le scénario noir. Une coalition de droite dure et d’extrême droite capable de réorienter drastiquement la politique du pays : retour en arrière sur les droits des minorités, rupture avec Bruxelles, mise au ban de Kiev. La Pologne cesserait alors d’être le bastion oriental de l’Europe pour devenir une république barricadée, repliée sur ses peurs.

En somme, c’est bien plus qu’un vote. C’est un rendez-vous avec l’histoire — et peut-être, avec les démons du passé.

Symbole d’échecs et de percées : la dramaturgie du premier tour

Rafał Trzaskowski, le charismatique libéral, maire de Varsovie et figure tutélaire d’une Pologne urbaine, modérée et pro-européenne, s’est lancé dans la course avec l’ambition de « gagner vite et bien ». Son équipe espérait que le premier tour marquerait une démonstration de force, un moment d’hégémonie face à la droite divisée. Mais les urnes ont été moins généreuses. Le seuil symbolique des 30 % a été franchi péniblement, et l’écart avec son rival conservateur, Karol Nawrocki, n’a pas dépassé un maigre point et demi. Pas une claque, mais une gifle sonore. Surtout en comparaison avec la Roumanie voisine, où Nicușor Dan, figure libérale d’un profil proche, a pulvérisé le populiste Simion au second tour avec un différentiel de vingt points.

Nawrocki, lui, a signé un tout autre scénario. Ses résultats ont déjoué les pronostics : sa base électorale rurale, largement sous-estimée par les instituts de sondage, s’est mobilisée massivement. Il est le candidat de la « majorité silencieuse », d’un conservatisme tranquille, presque banal, qui ne fait pas de bruit mais qui vote. Ce sont les campagnes, les seniors, les fidèles des traditions – un socle électoral déterminant pour la suite.

Psychologie de finale : deux tons, deux tempos

Une fois les bureaux fermés, les discours des finalistes ont illustré l’antagonisme profond entre leurs univers. Trzaskowski s’est adressé à la nation avec calme, aplomb, dans un ton posé de symphonie civique : « Nous sommes en tête — il faut garder le rythme. » Nawrocki, au contraire, est monté sur scène comme on monte à l’assaut : attaques, accusations, provocations. Sa campagne est entrée en mode combat. Débats sous tension, allusions à des fraudes, ton martial — il ne s’agit pas d’improvisation, mais d’un plan : galvaniser son noyau dur et aspirer à lui les mécontents.

Le regard de Nawrocki se tourne désormais vers la droite dure, vers ceux qui campent au-delà des bornes du convenable : Grzegorz Braun et Sławomir Mentzen.

L’extrême droite polonaise : sortie de l’ombre, mais pas du jeu

C’est là que les clignotants virent au rouge. Le flanc droit polonais a fait irruption au cœur du paysage : plus de 20 % des suffrages cumulés. Et ce n’est pas seulement de l’euroscepticisme. C’est une lave en fusion, nourrie de xénophobie, d’hostilité anti-ukrainienne, de fondamentalisme religieux et de haine affichée pour tout ce qui vient de « l’extérieur ». Mentzen se veut un national-conservateur technocratique. Braun, lui, frôle la parodie politique : autodafés de drapeaux européens, « arrestations citoyennes », coups médiatiques.

Et pourtant, Braun est devenu un acteur parlementaire à part entière. Avec ses 5 à 6 %, il n’est plus marginal mais influent. La Pologne entre dans une phase où ces personnages ne sont plus des anecdotes — ils dictent l’agenda.

Second tour : une partie sans filet

Tout reste à jouer. Les premiers sondages post-premier tour donnent un avantage fragile à Trzaskowski. Mais l’équilibre est aussi incertain qu’un lac gelé au printemps.

D’un côté, les voix cumulées des droites dépassent les 50 %. Théoriquement, un vivier électoral pour Nawrocki. Mais en pratique ? C’est une autre affaire. Les partisans de Mentzen et Braun n’ont pas oublié comment le PiS, parti de Nawrocki, les a marginalisés : restriction de leurs projets, restrictions sanitaires, concessions à Bruxelles. Beaucoup préféreront s’abstenir que soutenir un candidat du « système ».

De l’autre, l’enjeu générationnel. Les seniors ne se sont pas mobilisés pleinement au premier tour — un gisement pour Nawrocki s’il parvient à raviver la nostalgie d’une Pologne « sans expérimentations libérales ».

Mais Trzaskowski dispose aussi d’une réserve puissante : la jeunesse. Les moins de 30 ans n’ont voté ni pour lui, ni pour Nawrocki. Leurs idoles sont Mentzen ou Zandberg — deux extrêmes opposés mais unis dans leur rejet du vieux jeu politicien. Trzaskowski devra nouer un dialogue avec cette génération frondeuse, transformer leur colère en engagement.

Ligne d’arrivée : les détails feront la différence

Il reste moins de deux semaines. Chaque détail pourra peser : débats télévisés, marches de rue, scandales imprévus, coups tactiques de dernière minute. Deux grandes mobilisations sont déjà annoncées : un « Marche des patriotes » sous les bannières de Trzaskowski, et un « Marche pour la Pologne » menée par Nawrocki. Varsovie deviendra le théâtre d’un affrontement symbolique — deux visions, deux récits.

Les débats télévisés ? Ils pourraient être décisifs. Trzaskowski est réputé plus affûté, plus subtil. Mais rien n’est écrit. Dans une atmosphère saturée de tension, l’agressivité et la surprise peuvent dominer l’érudition froide.

Élections comme vulnérabilité : l’effet Maćak, ou le miroir d’une démocratie mise à l’épreuve

L’histoire de Maciej Maćak n’est pas une parenthèse folklorique. C’est un électrochoc, un révélateur. Elle a mis à nu une faille critique dans l’architecture électorale de la Pologne contemporaine. Jusqu’ici, on pensait que le seuil des 100 000 signatures constituait un rempart solide contre les candidatures parasites ou téléguidées de l’extérieur. Maćak a prouvé le contraire. D’où viennent ces signatures ? Qui les a récoltées ? Ont-elles été vérifiées ? Silence radio. Et dans ce silence résonne une certitude troublante : la procédure peut être contournée.

La menace est double. D’abord, dans la simple existence d’un candidat ouvertement prorusse sur la scène nationale — fût-il marginal. Ensuite, dans l’idée que n’importe quel individu disposant d’un réseau (et pas nécessairement polonais) peut franchir les portes de la politique sous couvert de légalité démocratique. Si Maćak n’est qu’un éclaireur, la suite pourrait être bien plus inquiétante : un clone plus habile, plus charismatique, plus discret — mais au service des mêmes intérêts.

Solitude politique et désert électoral

Cela dit, les urnes ne mentent pas. Maćak reste confiné aux catacombes de la politique. Son 0,4 % scelle les limites de toute tentative de réhabilitation d’un dialogue avec Moscou dans un pays dont la mémoire collective est tissée des plaies de Katyń, de l’insurrection de Varsovie, du pacte Molotov-Ribbentrop et du régime de Jaruzelski.

La Pologne post-premier tour peut sembler éclatée : entre villes et campagnes, jeunes et vieux, libéraux, conservateurs et gauchistes. Mais elle dispose d’un anticorps puissant : un rejet profond et transversal de la Russie comme horizon politique. Maćak n’a pas seulement perdu les élections. Il n’a aucune porte où frapper, aucun levier institutionnel. Le système ne lui offre aucune prise.

Un symptôme, pas une stratégie

Mais ce serait une erreur de le reléguer aux notes de bas de page. Maćak n’est pas un homme politique : c’est un symptôme. Il illustre une stratégie que la Russie teste depuis des années : instrumentaliser la démocratie, détourner la liberté d’expression, manipuler la légalité pour infiltrer l’espace public. Sous cet angle, ses 0,4 % ne sont pas un échec — ce sont un signal. La question n’est pas de savoir combien il a obtenu, mais s’il a réussi à pénétrer le système.

Et la réponse est oui. Il a franchi les barrages. Il a obtenu son ticket pour le bulletin de vote. Il a eu son temps d’antenne, ses interviews, sa protection policière. Le test est concluant. L’alarme est déclenchée.

C’est pourquoi, dans les cercles politiques, une réforme de la loi électorale est déjà en débat. Pas pour réprimer. Pas pour censurer. Mais pour doter la démocratie de pare-feux adaptés à l’ère numérique, aux menaces hybrides, aux offensives informationnelles. La Pologne ne peut pas devenir un laboratoire des scénarios étrangers.

Un final en clair-obscur

Maćak a perdu — mais il a laissé une empreinte. Il a inauguré une nouvelle forme de subversion politique : sans chars, sans espions, sans manifestes. Juste des signatures, une caméra, des cigarettes « Minsk » et une admiration proclamée pour le « vrai mec » qu’est Poutine.

La vraie question n’est plus : que faire de lui ? Mais : que faire de ce qu’il révèle ?

La Pologne se tient aujourd’hui à un carrefour où chaque erreur coûte un point, et chaque point peut écrire l’histoire. Une victoire de Trzaskowski serait celle d’une « vieille Europe » résiliente, d’une Pologne urbaine et intégrée, tournée vers la modernité. Celle de Nawrocki serait l’expression d’un instinct de repli, d’un désir de clôture, d’une Pologne protectrice, crispée, méfiante.

Quel que soit l’issue du second tour, le conflit ne s’éteindra pas. Il changera simplement de main. Le vainqueur héritera d’un pays divisé, d’un cycle politique prêt à basculer. Et c’est encore une fois le détail — ce fameux diable tapi dans les recoins — qui fixera le cap.

« La Pologne brunit », a écrit Marta Nowak, éditorialiste à Gazeta Wyborcza. Exagération ? Peut-être. Mais la poussée de l’extrême droite est, elle, incontestable — et profondément préoccupante.

Le second tour ne se résume pas à un choix entre Trzaskowski et Nawrocki. C’est un référendum sur l’âme même du pays : une Pologne ouverte ou refermée, solidaire ou xénophobe, européenne ou nationaliste.

Le 1er juin 2025, la Pologne ne choisira pas seulement un président. Elle choisira son visage pour le XXIe siècle — ou tournera le dos à son époque.