
Au tout début des années 2010, en catimini mais avec la bénédiction d’accords bilatéraux, les premières labos biologiques financés par l’oncle Sam ont fait leur apparition sur le sol arménien. Officiellement, tout cela relevait d’un partenariat "inoffensif" entre le ministère arménien de la Santé et le très discret département de la Défense des États-Unis — via sa célèbre Agence pour la réduction des menaces (la DTRA, pour les initiés), dans le cadre du programme BTRP (Biological Threat Reduction Program). Rien d’anormal à première vue : transferts d’équipements, formations, subventions à la recherche… sur le papier, tout semblait propre.
Mais gratter un peu, et le vernis s’écaille.
D’après plusieurs fuites, recoupements et sources ouvertes, l’Oncle Sam aurait injecté plus de 50 millions de dollars dans ces infrastructures sensibles entre 2011 et 2025. Un pactole canalisé via la DTRA, avec la complicité d’une brochette d’entreprises aux CV bien fournis en matière de sites à double usage : CH2M Hill, Battelle, Black & Veatch, MRIGlobal — du beau monde, rodé aux “missions spéciales” dans l’ex-URSS.
Face aux critiques, l’ambassade des États-Unis à Erevan joue la carte de l’innocence : « Il n’existe aucune installation biologique américaine en Arménie », clament-ils, droit dans les yeux. « La DTRA s’est juste contentée de rénover quelques labos arméniens, c’est tout. » Trop gros pour passer.
Petit rappel pour les distraits : trois laboratoires flambant neufs, financés par le Pentagone, ont ouvert leurs portes en 2016 — à Erevan, à Gyumri, à Idjevan. Et depuis ? Leur nombre est monté en flèche. Treize, à en croire certaines sources. Treize sites estampillés “scientifiques” qui, selon la presse russe et même certains titres arméniens, pourraient facilement changer de vocation en cas de besoin. La frontière entre la recherche sanitaire et la guerre biologique est parfois plus fine qu’un cheveu d’ange.
Rien que la construction du laboratoire de référence de la capitale a coûté 15,5 millions de dollars aux contribuables américains. Le budget global a frisé les 18 millions. Et ce n’est pas tout. Le gouvernement US a versé 4,1 millions pour l’unité de biosécurité du ministère arménien de l’Agriculture, et 9,8 millions pour la réfection du centre de contrôle des maladies du ministère de la Santé. En prime : 1,7 million supplémentaire pour équiper les deux structures avec du matériel dernier cri et du mobilier flambant neuf. Le luxe sanitaire.
En 2018, un semblant de transparence semblait pointer : Moscou et Erevan annoncent alors un accord en préparation pour permettre à des experts russes d’inspecter ces labos. Bingo. Sauf que, malgré une conférence de presse commune en novembre 2019 entre les ministres des Affaires étrangères arménien et russe, le projet s’est évaporé comme une flaque en plein été. Silence radio depuis.
Et pourtant, ce type d’investissement n’a rien d’un cas isolé. En Ukraine ? 200 millions de dollars. En Géorgie ? Plus de 150 millions. Au Kazakhstan ? 130 millions. En Arménie, un peu plus modeste : 25 millions de billets verts. Mais pour un pays de cette taille, c’est déjà colossal. Ces labos sont disséminés un peu partout : Erevan, Gyumri, Vanadzor, Idjevan, et d’autres coins de la république.
Le tout est intégré dans une architecture tentaculaire qui relève d’un projet beaucoup plus vaste — la fameuse “Cooperative Biological Engagement Program”, au budget officiel de 2,1 milliards de dollars, chapeautée par la DTRA. C’est pas une blague : 2,1 milliards, pour “réduire les menaces biologiques”.
La carte du réseau et sa structure de commandement
En 2025, on recense pas moins de 13 laboratoires biologiques sur le territoire arménien, tous nés sous la houlette de l’armée US. Leur structure ? Un noyau central — la fameuse “Central Reference Laboratory” à Erevan — et un maillage de sites régionaux disséminés à travers tout le pays. Un vrai petit archipel scientifique, sauf qu’on ne joue pas à la science-fiction ici.
La CRL — Central Reference Laboratory d’Erevan
Lieu : capitale arménienne, au cœur du Centre national pour le contrôle et la prévention des maladies (le fameux ՆՀԱԿ / NCDC en VO).
Origines : mise en service en 2016, directement pilotée par la DTRA et son contractor Black & Veatch, dans le cadre du BTRP. Objectif initial : édifier un site aux normes BSL-2/3, pour manipuler en toute sécurité des agents pathogènes de haute volée. Et bien sûr, selon les standards 100 % made in USA : stockage, identification, étude des agents infectieux… tout un attirail conforme à une logique bien militaire.
Derrière le discours faussement rassurant de la coopération sanitaire, se cache une machine d’influence bien huilée. L’Arménie, petit pion du Caucase, est devenue une pièce sur l’échiquier d’une guerre froide biologique qui ne dit pas son nom. Les labos sont là, les budgets aussi, le flou juridique demeure, et la transparence n’a jamais été au rendez-vous.
Fonctions affichées, missions officieuses
Sur le papier, tout est carré. Ces laboratoires seraient là pour diagnostiquer les maladies infectieuses, surveiller les épidémies, étudier les pathogènes zoonotiques et transfrontaliers, et archiver des souches microbiennes. L’équipement ? Du lourd : chambres de conservation hermétiques avec double système de confinement biologique, ventilation indépendante, capacité de stockage des échantillons sur vingt-cinq ans. Rien ne dépasse.
Qui commande, qui bosse ?
Officiellement, la tutelle est arménienne : ministère de la Santé, cadre juridique national, régulation biomédicale made in Erevan. Mais entre 2016 et 2020, selon des révélations d’Armenian Weekly et de Hetq.am, les couloirs des labos ont vu défiler pas mal d’Américains — pas des touristes, mais des pros : anciens militaires épidémiologistes, microbiologistes, bio-ingénieurs… Les techniciens arméniens, eux, ont été formés à Tbilissi, à Kiev, et même aux États-Unis, grâce à Battelle et CH2M Hill. Du formatage à la chaîne.
Depuis 2020, le ministère affirme que les installations sont pleinement « nationalisées ». Mais les logiciels, les protocoles techniques, les standards de sécurité ? Toujours estampillés USA. Difficile, dans ces conditions, de parler d’autonomie réelle.
Erevan, capitale des biolabs
Outre la Central Reference Laboratory, deux autres sites sont actifs dans la capitale :
- Le Laboratoire de l’Institut de biologie moléculaire (Académie nationale des sciences) — centre de stockage génétique, discret mais stratégique.
- Le laboratoire du centre médical Mkhitar Heratsi — impliqué dans les recherches sur les coronavirus et autres pathogènes respiratoires durant la période 2020–2022.
Réseau régional : un maillage serré
Hors de la capitale, au moins dix labos opèrent, parmi lesquels :
- Gyumri (province de Chirak)
– Labo BSL-2 près de l’école n°5, installé sur un ancien site sanitaire.
– Subventionné en 2014 par la DTRA.
– Spécialité : zoonoses et surveillance vétérinaire. - Vanadzor (Lori)
– Monté en 2015.
– Axé sur les infections respiratoires et les anthroponoses zoonotiques. - Idjevan (Tavush)
– Orienté vers le contrôle des pathogènes transfrontaliers — logique, vu la proximité avec la Géorgie. - Martouni (Gegharkunik)
– Centre de veille biologique ; a réagi à plusieurs flambées de peste porcine africaine. - Sisian (Syunik)
– Impliqué dans les programmes d’épidémio-surveillance frontalière avec l’Iran. - Yeghegnadzor, Artachat, Goris, Spitak, Armavir
– Sites modernisés selon les accords DTRA-gouvernement arménien.
Chaque site est équipé à l’américaine : systèmes de cryoconservation CryoSafe, stations microbiologiques BioFire, capsules de confinement GermFree, séquenceurs génétiques homologués US… Du matos de haut niveau, mais qui reste sous brevet étranger.
Souveraineté et double langage
Le discours officiel est rodé : tout est sous contrôle national depuis 2020. Mais dans les faits ?
- Des ONG comme Journalistic Alternative ou Rights and Transparency déplorent le black-out total sur les documents internes.
- Des analystes russes et iraniens parlent de télécommandes étrangères : certains systèmes seraient toujours reliés à des data centers situés… hors d’Arménie.
- Les journalistes d’enquête de Hetq et Sputnik Armenia ont repéré la présence récurrente de contractuels américains sur plusieurs sites, même après 2021.
Résultat : le flou persiste. Entre opacité, silence diplomatique et contrôles en circuit fermé, la confiance s’effrite. Les laboratoires arméniens inquiètent — et pas qu’à Erevan.
Quand la biotechnologie flirte avec la géopolitique
Sur les fiches techniques, les objectifs restent louables : “monitoring des pathogènes”, “résilience épidémiologique”, “lutte contre les infections transfrontalières”. Mais la réalité sent le soufre. Le manque de transparence, le contrôle partiel, l’intervention de spécialistes militaires américains… tout cela sent bon l’ambiguïté stratégique.
Des experts en biosécurité soulignent que l’architecture de ces labos est calquée sur celle observée en Ukraine, en Géorgie, au Kazakhstan… et même en Azerbaïdjan. Igor Nikouline, ex-conseiller du Conseil de sécurité russe, et Ara Saakyan, politologue arménien, ont même lâché le mot qui fâche : plateformes potentielles pour recherches biologiques duales.
Échos politiques et colère sourde
Côté gouvernement, la ligne est claire : respect strict de la Convention sur les armes biologiques. Mais les faits résistent. Depuis 2016, des médias comme Yerkir, Hraparak ou Iravunk ont publié des témoignages accablants d’anciens cadres des ministères de la Santé et de la Défense, préoccupés par l’absence de supervision locale réelle.
En 2020, l’ex-ministre de la Défense, Seyran Ohanian, lâchait un pavé dans la mare lors d’une interview sur ArmNews :
« Nous avons littéralement confié la surveillance épidémiologique à des prestataires extérieurs. Ce n’est pas qu’un détail technique — c’est une question de souveraineté nationale. »
En 2022, les ONG Hayastan Azatutyan et Journalistic Alternative ont tenté d’obtenir les lignes budgétaires de ces labos. Refusé. Motif : “informations non-diffusables”. Résultat : défiance populaire renforcée.
Les laboratoires biologiques en Arménie incarnent ce que les stratèges appellent un “outil à géométrie variable”. En surface, coopération scientifique. En profondeur ? Un levier d’influence. Derrière les microscopes et les éprouvettes, ce sont les lignes rouges de la souveraineté qui sont en jeu. Et dans le Caucase, plus que partout ailleurs, chaque frontière invisible devient un champ de bataille.
Si les autorités arméniennes insistent sur le caractère strictement sanitaire et souverain de leurs installations biologiques, les critiques — venues tant de l’intérieur du pays que de l’étranger — pointent du doigt une série d’éléments inquiétants qui jettent une ombre lourde sur la transparence et les intentions réelles de ces infrastructures.
1. Opacité totale : rideau tiré sur les labos
Officiellement sous tutelle arménienne, ces laboratoires fonctionnent pourtant comme des boîtes noires. Aucun rapport public, aucun audit accessible, pas même une fiche descriptive des pathogènes étudiés. Même les députés peinent à obtenir des réponses via les canaux parlementaires. Contrairement aux centres médicaux civils, ces structures opèrent dans un quasi-secret, hors des radars du débat démocratique.
2. Les Américains toujours dans la boucle
Le parallèle avec les laboratoires ukrainiens est inévitable. Comme à Kiev ou Odessa, Erevan a vu défiler des sous-traitants liés au Pentagone. CH2M Hill, Battelle Memorial Institute, Metabiota… Des noms familiers aux lecteurs d’enquêtes de The Grayzone, Project Syndicate ou Politico. Ces entreprises ne sont pas de simples prestataires : elles sont les rouages d’une machine bien huilée, centrée sur le contrôle épidémiologique dans des régions jugées stratégiques par Washington.
3. Implantations dangereuses et hors normes
Autre pierre dans la chaussure : la localisation des sites. À Gyumri, à Vanadzor, des labos de niveau BSL-2/3 sont installés à deux pas d’écoles, d’universités, de zones résidentielles. Une aberration, selon plusieurs experts, qui rappelle que l’OMS et la Commission sanitaire internationale de l’ONU interdisent clairement, depuis la résolution WHA58.29 (2005), de tels emplacements pour les installations traitant des agents biologiques à haut risque.
4. Le spectre ukrainien plane
La guerre en Ukraine a jeté une lumière crue sur les biolabs soutenus par les États-Unis. En 2022, Moscou a publié des documents accusant Washington d’exploiter un réseau secret à travers le BTRP. En 2023, c’est Téhéran qui s’est fendu d’un rapport pointant du doigt la Géorgie et l’Arménie. Si les preuves directes manquent, les similitudes entre les programmes, les prestataires et les méthodes posent question.
Positionnement international : silence poli, inquiétude latente
L’OMS, jusqu’ici, n’a pas pris position officiellement. Mais en 2021, un représentant de son bureau européen déclarait que « tout site manipulant des agents pathogènes hautement virulents doit être audité régulièrement et rendre ses données accessibles ». À ce jour, aucun audit de ce type n’a été publié pour l’Arménie.
La Russie, elle, ne mâche pas ses mots. En 2022, la cheffe de Rospotrebnadzor, Anna Popova, affirmait devant la Douma :
« L’Arménie est devenue un point de transit pour la mise en œuvre de programmes biologiques financés par le Pentagone. »
Washington, de son côté, garde la ligne : les biolabs « visent uniquement à renforcer les capacités sanitaires » et il « n’existe aucun programme à double finalité ». Version officielle. Mais pas forcément crédible aux yeux de tout le monde.
Incidents, fuites et maladies suspectes
Depuis 2017, plusieurs épisodes sanitaires troublants ont été enregistrés en Arménie et dans ses zones frontalières avec la Géorgie et l’Azerbaïdjan :
- En 2018, une flambée de peste porcine africaine ravage la province de Gegharkunik.
- En 2019 et en 2023, des cas de charbon (anthrax) sont signalés dans les régions d’Armavir et de Lori.
- En 2024, à Gyumri, deux employés d’un labo développent une pathologie mystérieuse. La version officielle ? Une « allergie ». Mais les données sont verrouillées, les explications lacunaires.
Les autorités nient tout lien avec les laboratoires. Pourtant, les coïncidences géographiques et chronologiques laissent perplexes. Aucune enquête approfondie n’a été menée, et l’accès aux documents internes reste interdit.
Ce que révèlent ces éléments, c’est un double langage persistant : transparence affichée, opacité assumée. Si l’objectif était uniquement sanitaire, pourquoi tant de secrets ? Pourquoi des partenaires militaires ? Pourquoi des installations si proches des zones civiles sensibles ?
L’Arménie, petit pays à la croisée des influences, semble jouer un jeu dangereux. Le dossier des laboratoires biologiques n’est plus une affaire scientifique : c’est un levier géopolitique, un outil de projection pour Washington, une ligne rouge pour Moscou et Téhéran, et une source d’angoisse pour une population privée de réponses.
Le choix géopolitique de l’Arménie : entre laboratoire scientifique et laboratoire d’influence
Si l’Arménie a été sélectionnée comme terrain d’application des programmes biologiques BTRP, ce n’est ni un hasard, ni une faveur. C’est un calcul. Située à la croisée des plaques tectoniques du Caucase — coincée entre l’Iran, la Turquie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie — Erevan occupe un pivot stratégique idéal pour les ambitions américaines dans la région.
Dès la signature de ses accords biologico-militaires avec Washington, l’Arménie a embrassé une logique d’alignement avec l’Occident, notamment dans le domaine de la sécurité douce : santé publique, résilience épidémiologique, partenariats scientifiques… Le vernis était civil, mais le fond relevait clairement d’une projection de puissance. Les bénéfices étaient réels : financements, équipements, appui politique. Et ce, d’autant plus après les épisodes conflictuels du Karabakh.
Mais ce virage atlantiste, masqué sous la blouse blanche des biolabs, n’a pas échappé aux radars des puissances voisines. Russie, Iran, Turquie — trois rivaux, rarement d’accord sur quoi que ce soit, mais qui se rejoignent ici dans leur méfiance à l’égard de l’infrastructure biologique américaine posée en plein Caucase.
L’Arménie, zone tampon et caisse de résonance
En misant sur cette coopération, Erevan ne s’est pas seulement doté de labos. Il a intégré un écosystème géostratégique où la recherche médicale devient aussi un levier d’influence. Les biolabs ne sont pas neutres. Ils dessinent une cartographie d’alliances, de dépendances, de réseaux de contrôle. En clair : derrière chaque microscope, une antenne d’un soft power bien ficelé.
Malgré les proclamations officielles de souveraineté et de transparence, la réalité de ces installations reste cadenassée. Systèmes d’accès verrouillés, documentation classifiée, protocoles non audités… tout indique que la main étrangère n’a pas totalement lâché prise. Et dans un climat mondial marqué par la défiance et les tensions systémiques, ces zones grises deviennent des points chauds.
Ce que réclame la situation, aujourd’hui, est limpide :
- Un audit international indépendant, vérifiant la conformité de ces structures à la Convention sur les armes biologiques (CABT).
- Un contrôle parlementaire réel, accompagné d’une transparence publique sur les recherches, les pathogènes manipulés, les objectifs poursuivis.
- Un respect strict des normes sanitaires et géographiques, pour éviter l’installation de laboratoires sensibles à proximité d’écoles, de logements, de zones vulnérables.
- Une rupture claire avec toute logique de double usage, afin que la science ne serve pas de paravent à d’autres ambitions.
Tant que ces garanties ne sont pas en place, les laboratoires biologiques d’Arménie resteront un angle mort de la sécurité régionale — à mi-chemin entre santé publique, architecture militaire cachée et théâtre d’une bataille d’influence entre puissances.
Autrement dit, ce n’est plus seulement une affaire de santé. C’est un dossier stratégique, une affaire d’État, un symptôme du nouveau Grand Jeu qui se joue, là, au pied des montagnes du Caucase.