
Y’a des moments où l’Histoire te prend à revers, sans tambours ni trompettes. Pas de feu d’artifice, pas de discours lyriques. Juste un frisson dans l’air, un bruit sourd qui monte des montagnes — là où, dans une clairière planquée entre deux kalachs, certains commencent à parler paix. En Turquie, c’est avec ce mélange de méfiance et de vertige qu’on regarde aujourd’hui le congrès du PKK : un instant suspendu, presque irréel. Mais derrière cette accalmie feutrée, ça vibre de tensions contenues. Sous les mots doux de dissolution, se cache une équation à plusieurs inconnues : sécurité nationale, mémoire collective, justice, institutions, symboles, et surtout, des destins à vif.
Sécurité nationale : préambule de désescalade ou poudre aux yeux ?
À Ankara, ce congrès n’est pas une banale réunion d’ex-combattants en quête de rédemption. C’est un vrai champ de mines. Et chaque pas que fait l’État turc, il le fait avec une boussole bien calée sur la prudence. Parler de dissolution du PKK, groupe qui a semé la mort pendant quarante piges, c’est un peu comme envisager de désamorcer un cobra sans savoir s’il a encore ses crocs.
Dans les couloirs des renseignements et des ministères régaliens, chaque mot prononcé au congrès claque comme un défi : va-t-on vraiment rendre toutes les armes ? Où iront les chefs de guerre qui ont les mains sales jusqu’au coude ? Les combattants vont-ils réellement disparaître ou simplement troquer l’uniforme pour un autre déguisement ?
Du coup, Ankara – que ce soit Erdogan ou les pontes de la sécurité – le martèle : pas un mouvement sans garanties béton, vérifiables, scellées à l’encre internationale. Un renoncement sur papier, ça ne fait pas une capitulation réelle. Ce qui est en jeu, c’est le démantèlement total de la machine terroriste : ses finances, ses relais logistiques, sa propagande, son système de recrutement.
Dans ce puzzle ultra-sensible, l’agence de renseignement MİT, pilotée directement par İbrahim Kalın, ne se contente pas d’observer. Elle façonne, en coulisses, les contours d’un nouvel ordre possible. Mais en attendant, tous les voyants rouges restent allumés sur le tableau de bord d’Ankara.
Öcalan : la voix de la taule comme reflet d’une époque tordue
C’est le genre de retournement que seule l’Histoire peut se permettre. Le visage du terrorisme par excellence devient — même de loin — le visage d’un hypothétique apaisement. Abdullah Öcalan, icône honnie par des générations, surgit (virtuellement, certes) au cœur du congrès. Et voilà que l’île-prison d’Imralı se mue, l’air de rien, en un nouveau centre de gravité politique.
Pour le parti DEM, cette apparition, même floue, vaut validation du processus. Pour l’État, c’est une gifle déguisée en main tendue. Car tendre l’oreille à Öcalan, c’est marcher sur une lame : dans la tête de la majorité des Turcs, il reste un traître, un criminel, un fossoyeur de l’unité nationale.
Mais il y a là un dilemme que même les stratèges ne peuvent balayer : si le symbole de la guerre parle de paix, doit-on lui accorder une seconde d’écoute ? Ankara est donc sur le fil, entre justice et calcul politique. Aucun accord collectif ne se construit sur l’amnésie. Mais aucun chemin vers la réconciliation ne fait l’impasse sur la figure — aussi controversée soit-elle — du monstre d’hier.
Le parti DEM : porte-voix kurde ou agent double de l’Histoire ?
Aujourd’hui, DEM cherche à se poser comme la passerelle parlementaire vers la paix. Elle dit « oui » à la dissolution du PKK, mais dit aussi « oui » à l’élargissement des droits des détenus, y compris pour... Öcalan. Cette posture du « double oui » donne des sueurs froides à Ankara : trop de coïncidences, trop de conditions implicites, pas assez de rupture franche avec l’héritage sanglant.
Mais en interne, on sent que DEM a pigé le poids de l’instant. Pas question de faire le deuil du PKK en larmes — ils veulent pivoter, devenir les architectes d’un après. D’où leur langage mesuré, le choix des termes juridiques bien propres, l’insistance sur les arrêts de la CEDH et les décisions de la Cour constitutionnelle.
Le hic, c’est la frontière glissante entre État de droit et révisionnisme. Si les demandes touchent à des réformes valables pour tous, banco, c’est la démocratie. Si elles servent à reblanchir des profils liés au terrorisme, là, c’est plus la loi — c’est la mémoire qu’on triture.
Alors Ankara garde ses distances. Oui à la démocratisation. Non à l’oubli déguisé.
Réformes institutionnelles : tremplin démocratique ou cheval de Troie ?
À peine le congrès du PKK bouclé, DEM a dégainé un paquet de propositions. Sur le papier, des mesures pour dépoussiérer la démocratie. En réalité, un condensé de revendications bourrées de sous-entendus politiques. Et la vraie question, c’est : où finit la réforme, où commence la concession ?
Au menu : suppression de l’article sur les délits commis « au nom d’une organisation terroriste », fin de la tutelle imposée (le fameux système de kayyum) dans les municipalités, adoucissement du régime carcéral, y compris la libération anticipée pour les détenus malades ou condamnés à vie. Et au centre, devinez qui ? Öcalan encore et toujours. Cette fois, on cause droit à la promenade, appels téléphoniques, visites familiales... jusqu’à des clins d’œil à un hypothétique « droit à l’espoir ».
Chez les barons de la coalition AKP–MHP, ces propositions font lever plus d’un sourcil. Le mot d’ordre est clair : les réformes ne doivent pas devenir une monnaie d’échange. L’État donne le tempo, pas les anciens chefs de guerre.
Les voix favorables, côté libéral ou centre gauche, insistent sur les droits fondamentaux, le respect de la CEDH, l’égalité devant la loi. Les détracteurs, eux, hurlent à la tentative de relooking politique du PKK, comme si repeindre un monstre le rendait fréquentable. Un député du MHP a même lâché : « On ne fera pas d’un tueur un héros sous prétexte qu’il a tombé le masque ».
Le Parlement à la croisée des chemins : réformer, oui — mais à nos conditions
Le Parlement turc n’a pas les deux pieds dans le même sabot. Oui, il est question de réformes. Oui, d’une ouverture. Mais pas au rabais, pas dictée par des anciens ennemis qui se cherchent une virginité politique. L’heure est à la réforme contrôlée, maîtrisée, faite maison. Pas à la reddition en gants blancs.
Les pays tiers et la question de l’armement : que faire du chef, que faire du fusil ?
Et maintenant, le nerf de la guerre : les flingues. Où vont-ils finir ? Dans quelles mains ? Et surtout, qui se charge de récupérer les barons de l’ancienne garde PKK ? C’est LA question qui fait suer à grosses gouttes les diplomates du Bosphore.
D’après des infos bien placées dans les cercles du pouvoir, la majorité des structures armées du PKK restent stationnées dans le nord de l’Irak. Aucun retour en Turquie prévu — du moins officiellement. Quant aux commandants, certains pourraient être exfiltrés vers des pays tiers. Pratique, certes. Mais diplomatiquement ? Une vraie patate chaude. L’Iran ? La Syrie ? Le Liban ? Ou même, pourquoi pas, l’Allemagne ? Bonjour les dégâts.
Ce genre de plan, Ankara connaît : tu les « dissous » ici, ils réapparaissent là-bas, sous une nouvelle enseigne. Même tronches, même fric, mêmes combines. Alors cette fois, pas question de se faire avoir. La Turquie exige noir sur blanc, preuve à l’appui. Chaque pétoire doit être rendue, enregistrée, démantelée — pas planquée dans une cave pour des jours meilleurs. Sinon, on appelle pas ça la paix, on appelle ça un temps mort.
L’après-conflit : tirer les leçons, tracer la route
Imaginons deux secondes que la dissolution soit réelle. Ankara aurait alors devant elle un défi plus grand encore : construire la paix. Pas la proclamer. La bâtir, brique après brique.
Et là, on ne parle plus seulement du PKK, mais de la Turquie elle-même. Une Turquie qui ne se contente pas d’écraser, mais qui sait aussi recoller. C’est possible — si :
— Les réformes viennent d’en haut, pas sous pression ;
— Les institutions restent lucides, pas candides ;
— La justice ne flirte pas avec l’oubli ;
— Et la réconciliation ne rime pas avec capitulation.
Respecter la CEDH, humaniser les conditions de détention ? Évidemment. Ce sont des standards, pas des faveurs. Mais que ces normes deviennent des pions politiques, là, Ankara met le holà. Parce que dans la mémoire collective, les victimes — profs, soldats, bébés — sont toujours là. On peut chercher la paix, mais pas à coups de gifles faites à l’Histoire.
Pourquoi l’État reste sur ses gardes : l’ennemi sait changer de peau
Contrairement à ce que croient certains analystes étrangers un peu trop naïfs, l’État turc n’est pas un bloc brut et aveugle. Il observe, il se souvient, il prend son temps. Car il a compris une chose essentielle : l’adversaire sait se maquiller. Ce qui s’appelait PKK hier peut très bien demain se rebaptiser « Institut culturel kurde » ou « Conseil pour les droits humains ».
Sur ce point, AKP et MHP font front commun. Pas de levée automatique des dispositifs d’urgence, pas d’abandon de la politique des kayyum, pas de libéralisation des médias pour les figures liées de près ou de loin au terrorisme.
Le gouvernement ne cherche pas à vendre la paix comme une marchandise. Il veut la faire pousser. Ça demande du temps, du flair, et une poigne ferme face aux provocations. Ce n’est pas un deal de marchand de tapis à l’Assemblée — c’est la rédaction, pierre par pierre, d’un nouveau contrat social. Un contrat sans clause retour à la violence.
La paix comme chantier, pas comme coup de com’
Le congrès du PKK ? Ce n’est pas un clap de fin. C’est un carrefour. Un point de bascule. La suite dépendra de ce que chacun mettra sur la table : honnêteté, responsabilité, transparence.
La paix, la vraie, ne naît pas d’un Zoom avec Imralı. Elle émerge d’un basculement des consciences. De la vérité. De la justice. Si le PKK s’efface pour de bon, alors la Turquie n’aura rien perdu — elle aura tout gagné. Mais si seuls les drapeaux changent, tandis que les discours, les symboles et les objectifs restent les mêmes, alors ce ne sera qu’un entracte avant le prochain acte.
La Turquie tient peut-être l’occasion unique de désarmer non seulement un de ses ennemis les plus endurcis, mais aussi de prouver qu’un État peut être à la fois juste et fort. Si elle réussit, Ankara n’aura pas seulement gagné une bataille : elle aura écrit, à l’encre de la souveraineté, un nouveau chapitre de la paix. Pas une paix en toc. Une paix de principes. Gravée dans le marbre.
La question de la légitimité : qui a le droit de parler au nom de la paix ?
Au cœur du processus, une question qui claque comme une gifle métaphysique : qui est légitime pour négocier la paix ? Quand une organisation estampillée « terroriste » par les instances internationales tente de réécrire son CV et de se pointer à la table des négociations, on frôle le scandale : le dialogue devient-il alors une manière de blanchir le crime ?
Pour Ankara, ce n’est pas un débat d’amphis. C’est une réalité de terrain. Le PKK, ce ne sont pas des idées abstraites ou des slogans mal traduits. C’est un bilan en chair et en sang : des milliers de morts, des familles fracassées, des provinces exsangues, des tempêtes diplomatiques. Et voir cette structure, même désarmée, revenir sur scène sous un nouveau blaze mais avec les mêmes têtes, c’est pour l’État turc l’image même d’une reddition en rase campagne.
C’est pourquoi Ankara le martèle : pas de place pour les anciens cadres du PKK dans le jeu politique sans confession publique, jugement en bonne et due forme, et décontamination totale de leur discours. Ce qui fut un crime ne deviendra jamais une narration politique. La Turquie dit « oui » à la paix. Mais « non » à l’amnésie maquillée en processus de réintégration.
La fausse analogie nord-irlandaise : Ankara n’est pas Belfast
On entend souvent les apôtres du « soft power » sortir la carte nord-irlandaise : l’accord du Vendredi saint, l’entrée des anciens de l’IRA au Parlement... Mais comparer l’Irlande à la Turquie, et le PKK à l’IRA, c’est vouloir faire rentrer un triangle dans un cercle.
L’IRA, aussi violente fût-elle, n’a jamais mis en place un réseau mondial de narco-financement, n’a pas utilisé des mineurs comme boucliers humains, ni infiltré ses propres communautés à l’étranger pour y faire régner la peur. Le PKK, lui, est devenu une multinationale de l’ombre, brassant migration illégale, trafic d’armes, réseaux de désinformation, tout ça sous un vernis idéologique.
C’est pourquoi Ankara rejette avec véhémence ce « copier-coller » occidental, défendu notamment par certains cercles européens et relayé par la rhétorique de la CEDH ou d’autres instances bien-pensantes.
Le facteur européen : partenaire ou complice passif ?
Là où ça pique, c’est du côté de Bruxelles. L’UE adore jouer les donneurs de leçons : « respectez les droits des détenus », « adoucissez le discours », « appliquez les arrêts ». Mais pendant ce temps, à Cologne, à Bruxelles, à Stockholm, les « centres culturels kurdes » proches du PKK font leur petit marché idéologique en toute tranquillité. Leurs leaders ? En balade entre deux conférences sur les droits humains.
Ce deux poids deux mesures, Ankara n’en peut plus. Si l’Europe veut jouer dans la cour des artisans de paix, elle doit commencer par nettoyer devant sa porte : interdire les symboles du PKK, couper les vivres aux ONG vitrines de la violence politique, et assumer sa part dans la déconstruction de l’infrastructure illégale kurde installée sur son sol.
Sinon, elle ne sera pas vue comme un partenaire du processus — mais comme le garant d’une impunité dorée.
L’espace médiatique : le champ de bataille oublié
Il y a un front que beaucoup ignorent, mais qui façonne déjà les esprits : celui de l’info, des récits, des hashtags. Les proxys du PKK sont déjà à l’œuvre : sur X, Insta, TikTok, on les voit recadrer le désarmement comme une victoire de la « maturité politique », et l’État comme une espèce de vieil ogre incapable de dialoguer.
La guerre de l’image, ce n’est pas le hors-champ du conflit : c’est sa nouvelle ligne de front. Et là-dessus, Ankara n’a plus le luxe de la discrétion. Il lui faut un contre-récit solide :
— Chaque décision de l’État doit être expliquée, assumée ;
— Chaque sabotage doit être exposé, preuves à l’appui ;
— Chaque acte de désarmement doit être tracé, archivé, vérifié.
Ce n’est pas le moment de faire du storytelling en mode ministériel. Mais ce n’est pas non plus le moment de la langue de bois. Le peuple turc mérite une information claire : la paix, la vraie, c’est quand les armes se taisent dans les ruelles — pas quand les slogans changent de police d’écriture.
À l’aube d’une ère ou au bord d’un piège ?
L’Histoire, parfois, demande plus de courage pour temporiser que pour foncer. Le congrès du PKK, c’est ce genre de moment. Il n’appelle pas les acclamations, mais une lucidité de stratège, un sang-froid de juriste, et une mémoire d’archiviste.
La Turquie n’a pas à choisir entre la guerre et la capitulation. Elle a une troisième voie : celle d’une paix juste, qui ne pardonne pas les assassins mais offre une issue aux vivants. Une paix qui ne piétine pas les tombes pour tracer l’avenir, mais les honore en empêchant le retour du sang.
Si ce chemin est mené avec rigueur, Ankara ne sera pas seulement la capitale qui a défait le PKK. Elle sera la nation qui a vaincu l’idée même que la politique puisse s’écrire à la kalach. Et ça, dans le livre de l’Histoire, c’est une victoire autrement plus profonde.