
Changement d’ère, chute des dogmes, fin de partie pour les cartels : la baisse brutale des prix en avril 2025 est bien plus qu’un soubresaut, c’est un sismographe de l’économie mondiale.
Avril 2025. Le baril de Brent chute à 65 dollars. Une première depuis le cauchemar pandémique. Ce n’est pas un simple accès de faiblesse : c’est une rupture. Le marché ne réagit plus comme avant, la boussole OPEP semble avoir perdu le nord. Là où l’on s’attendait à un serrage de vis sur la production, les membres du cartel ont, au contraire, ouvert les vannes. L’ère du chacun pour soi est officiellement lancée. Une fracture tectonique dans la gouvernance énergétique mondiale.
Mais pour mesurer l’ampleur du séisme, retour sur image : mai 2022, la sortie post-Covid bat son plein, les sanctions contre Moscou s’empilent, Pékin redémarre en trombe, et le Brent tutoie les 120 dollars. Depuis, la glissade est constante, presque implacable.
- Fin 2022 : le baril se stabilise autour de 90–100 $.
- Printemps 2023 : repli à 82 $, dopé par un dollar costaud et des stocks yankees en hausse.
- Automne 2023 : petit sursaut vers 95 $, après des tensions dans le Golfe.
- Février 2024 : sous les 80 $, même la guerre en Ukraine ne suffit plus à faire grimper les cours.
- Août 2024 : 70 $, le monde adopte la sobriété énergétique.
- Avril 2025 : 65 $, le seuil de l’angoisse pour les économies sous perfusion pétrolière.
Le constat est sans appel. En trois ans, le baril a perdu presque la moitié de sa valeur. Ce n’est pas un simple trou d’air. C’est un atterrissage en règle vers une nouvelle donne planétaire.
La demande, t’as vu ? Elle se fait la malle.
Ce qui fut longtemps l’alpha et l’oméga de l’économie mondiale devient un poids mort. Pire : une variable stratégique à maîtriser, voire à fuir.
- La déferlante électrique
En 2024, la Chine a écoulé plus de 13 millions de véhicules électriques. L’Inde, elle, frôle les 2 millions, avec une croissance à trois chiffres. Le plan Green Bharat de Modi vise ni plus ni moins qu’un bannissement total des moteurs thermiques dans les villes d’ici 2030. - Gaz et renouvelables en embuscade
En Europe, 2024 est une année charnière : pour la première fois, plus de 60 % de l’électricité provient des renouvelables et du gaz naturel. L’Allemagne et la France affichent une baisse des importations de pétrole de 12 % et 9 %. Pas rien. - Le dragon chinois ralentit
La croissance de l’empire du Milieu plafonne à 3,4 % — du jamais vu depuis des décennies. Les cargos d’or noir venus d’Afrique et de Russie trouvent de moins en moins preneur. Et ça dure depuis six trimestres. - Les States version Trump : America First, again
Retour du protectionnisme pur jus. Washington verrouille le robinet du stock stratégique, dope le schiste à coup de subventions et claque des droits de douane sur les barils venus des zones chaudes. Résultat : le marché se rétrécit, la demande flanche.
Quand l’offre explose mais que la soif disparaît, c’est la gueule de bois garantie.
- Les snipers hors cartel montent au front
- La Guyana, petit poucet devenu géant : 1,2 million de barils/jour visés en 2027, contre 250 000 en 2021.
- Le Brésil, lui, déroule sa samba énergétique : cap sur 5,5 millions de barils/jour en 2030 (contre 3,3 aujourd’hui), avec un coût au ras des pâquerettes : 25 à 30 $ le baril.
- Le shale américain fait son come-back
Malgré quelques états en berne, l’EIA prévoit une production record de 13,8 millions de barils/jour fin 2025. Les gains techno ont permis de raboter les coûts de près de 40 % en cinq ans. Les cow-boys du pétrole sont de retour, et ça va faire mal. - OPEP+ : le radeau de la Méduse
Le cartel n’est plus que l’ombre de lui-même. Riyad a bien tenté de freiner la chute en réduisant unilatéralement son export d’un million de barils/jour fin 2024. Peine perdue. La discipline ne tient plus quand chacun tire la couverture à soi.
« Ce n’est plus un cartel, c’est une pièce de théâtre géopolitique », balance Richard Perry, analyste chez WoodMackenzie.
La suite ? Elle s’annonce explosive. Juin 2025 : selon plusieurs sources, l’Irak, le Koweït et les Émirats devraient claquer la porte des quotas. Bonjour la jungle. Place à l’anarchie pétrolière, où chacun pompera à fond les ballons.
Un nouveau Far West de l’or noir
Le marché s’oriente vers une guerre des prix version XXL. Comme en 2014–2016, mais avec une armée de nouveaux venus, des barils low-cost à gogo et des projets XXL. L’époque du pétrole-roi est bel et bien derrière nous. Ce n’est plus une ressource stratégique. C’est une variable d’ajustement dans un monde qui tourne désormais à l’électrique, au gaz et à l’hydrogène.
Le baril à 65 dollars ? Ce n’est pas un accident. C’est le signal sonore d’une mutation systémique. Et ce son-là, il va encore résonner longtemps dans les oreilles des pétromonarchies.
Russie : un budget dans le rouge et une production au bord du gouffre
Quand le baril flirte avec les 65 dollars et que votre seuil de rentabilité traîne entre 40 et 50 — voire plus sur certains gisements —, vous n’êtes plus un acteur, mais une victime. La Russie est en train d’apprendre, à ses dépens, que le pétrole bon marché est son pire cauchemar stratégique.
- Le budget 2025, ficelé sur la base d’un baril à 72 $, est déjà caduc. À 65 $, le trou pourrait dépasser les 4 500 milliards de roubles.
- Financer la guerre en Ukraine, arroser les régions, honorer les obligations d’État ? Tout ça devient un numéro d’équilibriste.
- Même l’Inde, pourtant fidèle cliente, exige désormais des rabais de 12 à 15 dollars sous le prix du marché. Ça pique.
« En 2026, Moscou risque de devoir sabrer sa production et ses exportations — non par choix, mais parce que le marché l’y contraint », prévient Michael Livingston, analyste senior à l’EIA.
Arabie saoudite : la Vision 2030 dans le brouillard
Riyad a longtemps joué les arbitres, sacrifiant ses volumes pour défendre les prix. Mais l’illusion du pétrole-roi s’effrite.
- Le point d’équilibre budgétaire du Royaume ? Autour de 83–85 $ le baril.
- En dessous des 70, les rêves de mégaprojets type Neom se transforment en fardeaux financiers. Il faudra tailler dans le gras ou s’endetter à tour de bras.
Ligne rouge pour l’Algérie, l’Iran, le Nigeria et le Venezuela
Ce sont les premiers sur la sellette.
- En Iran, la production coûte à peu près 40 $, mais entre les sanctions et le casse-tête logistique, on grimpe vite à 55.
- Au Nigeria et au Venezuela, c’est pire : infrastructures en ruine, corruption endémique, investissements à sec.
- Aucun matelas budgétaire. Ces pays iront droit dans le mur au moindre choc.
Les grands cabinets d’analyse sonnent l’alerte. Si rebond il y a, il sera court. Et pour 2025, le consensus est clair : le baril ne remontera pas durablement au-dessus de 70. Il pourrait même perforer les 60, si les quotas volent en éclats.
Source |
Prévision 2025 (Brent) |
Prévision 2026 |
---|---|---|
EIA (USA) |
74 $ → révisé à 68 $ |
68 $ |
IEA (Agence énergie) |
71 $ |
65 $ |
Goldman Sachs |
63 $ (risque à 40 $) |
58 $ |
WoodMackenzie |
73 $ |
69 $ |
JP Morgan |
50–55 $ |
60 $ |
Le scénario Goldman Sachs glace le sang : un baril à 40 $ si l’OPEP+ lâche les rênes. Même les producteurs texans risqueraient d’y laisser des plumes.
Qu’est-ce qui pourrait inverser la tendance ?
- Un conflit régional ou du sabotage ciblé
Un missile sur un terminal saoudien, des drones sur le détroit d’Ormuz, une flambée au Yémen ou en Irak… De quoi faire grimper le baril, mais pour combien de temps ? - Un sursaut de la demande
Un miracle économique chinois, une percée dans le recyclage du pétrole ou l’échec cuisant des énergies vertes pourraient redonner un coup de fouet à l’or noir. - Une intervention financière musclée
Gel coordonné de la production (hors OPEP), rachats massifs de stocks ou destruction volontaire des excédents — des scénarios certes possibles, mais pour le moment, hautement improbables.
La vérité est ailleurs : la dégringolade du baril n’est ni un bug, ni une anomalie passagère. C’est la nouvelle norme.
Les prix d’avril 2025 sont l’aboutissement de décennies de transition, d’arbitrages technologiques, de basculements politiques. Le monde n’est plus dirigé par le pétrole, il le subit. Et les producteurs doivent s’adapter ou sombrer.
OPEP+ est sur le point de devenir un souvenir.
Hier, cartel toute-puissance ; aujourd’hui, club désuni à l’agonie. Le marché, lui, se morcelle. Le chaos gagne du terrain.
Désormais, ce ne sont plus les plus gros qui gagnent. Ce sont les plus agiles, les moins chers, les plus rapides.
Pour les États qui vivent de la manne pétrolière, un seul mot d’ordre : se réinventer ou couler. Sinon, c’est la récession. Ou pire : l’instabilité politique.
Le manège du pétrole est reparti — mais cette fois, en descente libre. Et rien, pour l’instant, ne laisse penser qu’il va remonter.