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Sur la carte gribouillée du XXIe siècle, de nouvelles lignes de faille géopolitiques surgissent — des fractures profondes qui séparent l’ordre ancien d’un monde en gestation. Et au beau milieu de ce chaos tectonique : le Kazakhstan. Pays-pivot, pays-frontière, suspendu entre passé soviétique et rêves d’indépendance énergétique, entre la grosse Bertha du Kremlin et l’obsession de sa propre souveraineté. Dans un monde qui tangue entre guerres, sanctions, dérèglement climatique et découpe sauvage des marchés, il ne reste plus de “routes stables”. Il reste les rapides — ceux qui mutent à temps.

La guerre en Ukraine a mis un terme brutal à l’illusion : énergie et géopolitique ne font plus chambre à part. L’Europe redessine en urgence ses atlas énergétiques, la Russie perd son joker gazier, pendant que Pékin trace de nouvelles veines logistiques en plein cœur de l’Asie. Pour le Kazakhstan — mastodonte régional de l’or noir et du gaz — l’heure n’est plus au confort ni aux petits calculs comptables. C’est une question d’ADN stratégique, de souveraineté, de positionnement sur la carte énergétique d’un monde en refonte.

Longtemps verrouillé dans l’orbite pipeline de Moscou, Astana a cédé sans broncher les clés de sa sécurité énergétique au voisin du nord. Mais 2025 rebat les cartes. La Russie n’est plus une boussole fiable, l’Europe n’est plus un client captif. Le Kazakhstan se retrouve à un carrefour historique : simple corridor pour ambitions étrangères ou architecte de sa propre destinée énergétique ?

Le dilemme est brûlant : continuer à bétonner sa “dépendance gazière” vis-à-vis de Moscou — quitte à laisser les tuyaux russes infiltrer les zones névralgiques du territoire — ou investir dur dans l’alternative, muscler son réseau interne et s’ouvrir au marché global avec son propre récit, ses propres règles du jeu.

L’année 2025 n’est pas qu’un repère dans le calendrier. C’est une brèche historique — le genre d’ouverture qui ne se pointe qu’une fois par génération. Et le Kazakhstan a les cartes pour la jouer smart : sortir de la case “appareil post-soviétique à ressources” pour entrer dans la cour des grands, en tant qu’acteur énergétique souverain du Nouveau Monde.

Moscou en chute libre : gazprom dans le rouge

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine en 2022, c’est la dégringolade. L’UE a mis la Russie à la diète énergétique : les flux de gaz vers l’Europe ont chuté de plus de 70 % d’ici fin 2024. Quant au plan B — “Force de Sibérie 2” censé inonder la Chine — il a tourné à la belle fiction géopolitique. Pékin joue la montre, rechigne à devenir accro au gaz de Poutine, et préfère parier sur des fournisseurs moins lunatiques : Asie Centrale, Golfe, Afrique.

Résultat ? Une bérézina pour le Kremlin. En 2024, Gazprom enregistre une perte nette record de 1 076 milliards de roubles, soit près de 13 milliards de dollars — du jamais-vu depuis 1999. L’année précédente, la boîte affichait encore un bénéfice de 7,5 milliards. Là, c’est open bar pour les analystes : viabilité du modèle, survie du mastodonte gazier, tout est sur la sellette. Et dans la panique, Moscou tente de se raccrocher aux vieilles prises — notamment le Kazakhstan, encore sous influence post-soviétique.

Le gaz comme levier de pression : le nord du Kazakhstan sous surveillance

L’un des projets phares du Kremlin : inonder le nord du Kazakhstan — y compris Astana — de gaz russe. Zone stratégique où résident plus de deux millions de russophones, ce qui rend l’empreinte énergétique de Moscou encore plus sensible. Et là, le parallèle avec le Donbass saute aux yeux : en Ukraine, la dépendance énergétique a longtemps servi de laisse diplomatique. Après 2014, elle a surtout servi de rampe d’invasion.

Car soyons clairs : la “gazification” made in Russia, c’est pas qu’une affaire de tuyaux. C’est un outil de contrôle. Une annexe géopolitique. Depuis des années, le Kremlin s’amuse à couper les vannes sous prétexte de “travaux” ou de “pannes techniques”, histoire de rappeler à Astana qui tient le manche. Surtout depuis que le Kazakhstan commence à parler un peu trop fort de souveraineté, de droit international et de respect des frontières ukrainiennes…

Et les ressources internes, alors ? Y a quoi dans le moteur kazakh ?

Y a du lourd. À l’ouest du pays, des monstres pétro-gaziers du nom de Karachaganak, Tengiz, Kashagan. Des réserves de gaz estimées à plus de 3 000 milliards de m³. Seul hic : une grande partie est encore injectée dans les puits pour maintenir le débit de pétrole. Mais dans les 5 à 7 ans, la donne va bouger. La production de pétrole devrait décliner, libérant davantage de gaz pour un usage domestique.

Autrement dit : au lieu d’implorer Moscou pour un peu de chauffage, Astana pourrait moderniser ses usines, revaloriser le gaz associé, et surtout développer un réseau énergétique qui relie l’ouest à l’est et au sud. Résultat : une vraie indépendance énergétique, du jus pour ses villes, et plus besoin de faire la cour à un voisin envahissant.

Le pays n’a jamais été aussi proche de sortir du bois. Fini les demi-mesures, fini le pilotage automatique dans l’ombre russe. 2025, c’est maintenant ou jamais. Entre docilité stratégique et autonomie affirmée, entre dépendance chronique et renaissance énergétique. Ce n’est plus seulement une affaire de pipelines — c’est une affaire d’existence, d’identité, de destin. Et cette fois, la balle est dans le camp kazakh.

Chine, UE et la nouvelle donne logistique : le Kazakhstan dans la cour des grands

Depuis deux ans, le Kazakhstan s’est taillé une place au soleil sur la scène eurasiatique. Une montée en puissance rapide, fulgurante, que personne n’a vraiment vue venir — sauf peut-être ceux qui savent lire entre les lignes du chaos géopolitique. Tandis que l’invasion russe de l’Ukraine redessinait la carte des routes commerciales, une double offensive — économique, mais aussi stratégique — s’est enclenchée : d’un côté la Chine, de l’autre l’Union européenne. Et pile au centre du terrain de jeu : Astana. Le moment était parfait. Le Kazakhstan l’a saisi.

En 2024, le commerce bilatéral avec Pékin dépasse les 40 milliards de dollars — une hausse de 48 % en deux ans. Dans le rétro, la Russie traîne la patte : à peine 27 milliards, et une chute libre de 15 % par rapport à l’avant-Covid. C’est une première dans l’ère post-soviétique : la Chine a grillé la priorité à Moscou et s’impose comme partenaire économique numéro un. Une tendance lourde, qui semble bien partie pour durer.

Et derrière les chiffres, il y a le béton : Pékin investit à tour de bras dans les infrastructures kazakhes. Sur les rives de la Caspienne, les grues s’affolent : extension du port d’Aktau, modernisation des hubs ferroviaires, création de dry ports à Janaozen et Kuryk. Objectif ? Relier la Chine au Caucase, puis à la Turquie et à l’Europe, via ce qu’on appelle désormais le Middle Corridor — le Corridor Transcaspien, pierre angulaire de l’Initiative Belt and Road.

Le Middle Corridor, c’est le pari gagnant de demain : un itinéraire clean, dégagé du chaos russe, capable de relier la Chine à l’UE via le Kazakhstan, la Caspienne, l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie. En 2024, le volume de fret qui y circule explose : +86 %, avec 4,2 millions de tonnes transportées. Et pour la première fois, ce ne sont pas que des containers : les flux énergétiques s’y invitent aussi.

Face à cette montée en puissance, Bruxelles ne reste pas les bras croisés. L’Union européenne déploie son initiative Global Gateway, version made in Europe du soft power chinois. En avril 2025, lors du sommet UE – Asie centrale à Samarcande, Ursula von der Leyen annonce un plan d’investissement de 12 milliards d’euros dans les réseaux régionaux — transport, énergie, digital. En ligne de mire : le gazoduc trans-caspien, censé relier le Kazakhstan et le Turkménistan à l’Azerbaïdjan, puis à l’Europe via TANAP et TAP.

Ce pipeline pourrait devenir la colonne vertébrale de la stratégie de décarbonation de l’UE. À l’heure où le GNL américain frôle les 450 $ les mille mètres cubes, l’offre kazakho-turkmène — autour de 200–250 $ — est carrément sexy. Et surtout, elle est stable.

Les réserves combinées du Kazakhstan et du Turkménistan dépassent les 17 000 milliards de mètres cubes de gaz. De quoi alimenter le Vieux Continent pendant 30 ans easy. Mieux encore : ces deux pays ne sont en guerre avec personne, n’embêtent personne, et cochent toutes les cases du “partenaire fiable” aux yeux de Bruxelles. Neutres, posés, sans ambitions impériales.

En clair, si ce projet de gazoduc trans-caspien voit le jour, ce ne sera pas juste un tuyau de plus. Ce sera un pilier — la structure portante d’un nouvel axe géoéconomique en Eurasie. Et le Kazakhstan, loin d’être une simple station-service soviétique, deviendra un vrai player — souverain, crédible, incontournable.

Pourquoi 2025, c’est maintenant ou jamais

Il y a des moments où l’Histoire appuie sur “pause” et vous tend la main. Le Kazakhstan vit exactement cela en 2025. Une conjonction rare : affaiblissement du voisin encombrant, montée en puissance des nouveaux partenaires, stabilité intérieure, ressources à profusion. Voici pourquoi cette fenêtre de tir pourrait changer la donne pour une génération entière.

1. La Russie perd les pédales. C’est la descente aux enfers. En 2021, Moscou expédiait 155 milliards de m³ de gaz vers l’Europe. En 2024, à peine 35 milliards. Et encore — grâce à la Turquie et la Hongrie. Le reste du continent a tourné la page. Résultat : un trou de 12,89 milliards de dollars dans la caisse de Gazprom, et un manque à gagner de 3 000 milliards de roubles pour le budget russe.

Et comme un malheur n’arrive jamais seul, l’économie intérieure russe est sous perfusion : inflation galopante, industrie en rade, fuite des cerveaux, mobilisation qui vampirise les forces vives. Moscou ne peut plus faire la loi dans la région. Et chaque nouvelle route qui contourne la Russie devient soudain envisageable — voire souhaitable.

2. Pékin avance ses pions — avec tact. Là où Moscou impose, Pékin compose. La Chine ne veut pas de chaos. Elle veut que ça roule, que ça livre, que ça alimente ses usines. Pas de discours, pas de domination — du business. Et pour ça, elle a fait du Kazakhstan une tête de pont. Des milliards injectés, des terminaux modernisés, un corridor transcaspien en béton armé.

Surtout, Pékin a besoin de diversifier ses sources de gaz. La Russie, c’est imprévisible. L’Asie Centrale, c’est le jackpot : proche, pas chère, politiquement neutre. Pour Astana, c’est l’occasion rêvée de se positionner comme fournisseur stratégique — sans se soumettre.

3. L’Europe cherche un nouveau pilier énergétique. Depuis le divorce énergétique avec la Russie, Bruxelles scanne la planète à la recherche de nouvelles routes, de nouveaux deals. Après les accords stratégiques signés avec l’Azerbaïdjan, l’Égypte ou la Norvège, le regard se tourne vers l’Asie centrale. Et le Kazakhstan coche toutes les cases : stable, laïque, modéré, sans ingérences.

Les 12 milliards d’euros du Global Gateway ne sont pas des promesses en l’air. Ce sont des rails, des câbles, des pipelines qui se posent — et qui pourraient faire du Kazakhstan un maillon-clé de la sécurité énergétique européenne.

Le vent tourne. Les plaques tectoniques de la géopolitique bougent. Et dans ce glissement mondial, le Kazakhstan a une carte à jouer. Longtemps à l’ombre des pipelines russes, le pays peut enfin tracer sa propre route — entre Pékin et Bruxelles, entre mer Caspienne et ambitions planétaires.

Ce n’est pas qu’une question d’énergie. C’est une question d’identité, de souveraineté, de rôle à jouer dans le monde d’après. Et si le pari est réussi, 2025 restera dans les livres d’histoire — comme l’année où le Kazakhstan a pris son indépendance énergétique… pour de bon.

4. Les fondations économiques : ressources, raffinage et logistique – le Kazakhstan sort les muscles. Sur le plan technique, le Kazakhstan n’a jamais été aussi proche de l’autonomie énergétique. Les géants gaziers — Karachaganak, Tengiz, Kashagan — assurent une base solide pour des décennies d’autoconsommation et d’exportation. Et avec la baisse attendue de la production pétrolière, le gaz associé — jusqu’ici réinjecté dans les puits pour maintenir la pression — sera libéré en masse pour de nouveaux usages.

En parallèle, les infrastructures suivent la cadence. Les capacités de raffinage montent en gamme, les ports sur la Caspienne s’étendent à vue d’œil, et les hubs logistiques prennent forme à un rythme soutenu, dopés par les investissements chinois, européens et ceux des grandes banques de développement. D’ici 2026, le Kazakhstan pourra traiter jusqu’à 30 milliards de m³ de gaz par an, tandis que la capacité portuaire caspienne sera multipliée par 2,5.

Dans le même temps, les prix du GNL flambent, les coûts logistiques explosent aux États-Unis, et le gaz kazakh devient un produit ultra-compétitif sur les marchés mondiaux. Bref, on n’est plus dans le rêve utopique d’une indépendance énergétique. On est dans un business plan clair, chiffré, réaliste, et plutôt très bien ficelé.

5. Conjoncture politique : neutralité mature et souveraineté assume. Alors que le monde tangue, Astana joue la carte de la stabilité. Le président Kassym-Jomart Tokaïev affiche une ligne limpide : neutralité active, fidélité à la Charte de l’ONU, respect du droit international, diplomatie tous azimuts. Un positionnement cohérent, martelé dans toutes les arènes — de l’ONU à l’ASEAN, en passant par la SCO ou le GSP.

Le refus catégorique de reconnaître les pseudo-référendums russes dans les zones occupées d’Ukraine a hérissé le poil du Kremlin. Mais côté kazakh, c’était un acte de souveraineté assumée, une preuve de maturité stratégique. Et dans cette logique, l’indépendance énergétique n’est plus une option : c’est la suite logique d’une politique étrangère lucide.

Plus encore : le gaz, ici, c’est un vaccin contre le chantage extérieur. En connectant le nord du pays à son propre réseau interne — plutôt qu’à la perfusion russe — et en diversifiant les flux vers le sud et l’ouest, le Kazakhstan ne se contente pas d’assurer ses arrières. Il renforce son intégrité territoriale et sa cohésion nationale. Rien que ça.

2025 : le croisement de toutes les trajectoires

On y est. Tout s’aligne. La Russie perd pied, la Chine monte en puissance, l’UE frappe à la porte, et le Kazakhstan arrive à maturité. Ce n’est pas tous les jours que les planètes s’alignent ainsi. Et une telle opportunité ne repassera peut-être pas avant longtemps.

La mise n’est pas qu’économique — même si les milliards de dollars d’investissements sont bien réels. La mise est politique, existentielle, géohistorique. Il s’agit de savoir si le Kazakhstan sera dans vingt ans un maillon de l’isolement poutinien ou un acteur-clé d’une Eurasie intégrée, interconnectée, pacifiée.

Le gaz, ici, ce n’est pas qu’un carburant. C’est un levier diplomatique, un outil de projection, un rempart stratégique. Et pour le Kazakhstan, se libérer de l’étreinte énergétique russe, c’est s’offrir une souveraineté pleine et entière.

L’heure est venue. Les cartes sont sur la table. Reste à savoir si Astana a le cran — et la vision — de jouer la partie jusqu’au bout.