
L'Europe est aujourd'hui en proie à une vague d'antisémitisme qui rappelle dangereusement les heures sombres de la Seconde Guerre mondiale. Les chiffres font froid dans le dos : les actes antisémites ont doublé ces dernières années par rapport à 2014-2015. Les experts sonnent l'alarme : l'antisémitisme n'est plus un phénomène marginal — il s'infiltre désormais dans le discours dominant, unissant dans sa rhétorique l'extrême droite, la gauche radicale et les extrémistes islamistes.
Un des épisodes les plus inquiétants s'est produit le 8 mars dernier à Paris. Ce jour-là, des dizaines de milliers de personnes ont participé à la traditionnelle marche pour la Journée internationale des droits des femmes. Mais loin de véhiculer un message de solidarité et de soutien aux femmes, cette manifestation a été marquée par une fracture profonde : les militantes du mouvement Nous vivrons, qui luttent contre l'antisémitisme, ont été reléguées dans une colonne à part. Ce collectif défend « toutes les victimes de l'antisémitisme sur les réseaux sociaux, dans les universités, le métro », et milite pour les droits des femmes juives victimes des violences perpétrées par les militants du Hamas le 7 octobre 2023. Leurs militantes ont dénoncé le refus de leur accorder un soutien inconditionnel.
Avant la manifestation, des appels avaient circulé sur les réseaux sociaux pour interdire aux « sionistes » de participer à la marche. Résultat : le groupe Nous vivrons a dû être protégé par la police, empêchant ainsi ses membres de rejoindre le cortège principal. Des témoins racontent que sur la place de la République, des militants pro-palestiniens ont bloqué la route aux féministes juives en scandant des slogans anti-israéliens. « Le 8 mars 2025, le néo-féminisme s'est mué en antisémitisme au nom de la cause palestinienne », a amèrement commenté une chroniqueuse du Figaro.
La communauté juive française — la plus importante d'Europe avec environ 440 000 personnes — ne se sent plus en sécurité depuis longtemps. Un malaise qui s’est aggravé face à la multiplication des agressions et des actes de vandalisme. En mai 2023, la synagogue de Rouen a été incendiée : un Algérien de 29 ans a jeté un cocktail Molotov dans le bâtiment avant d'attaquer les policiers au couteau. Il a été abattu sur place. Début 2024, la même synagogue et la résidence du rabbin ont de nouveau été vandalisées : des croix gammées et des slogans antisémites appelant à envoyer les « violeurs juifs dans les chambres à gaz » ont été découverts sur les murs.
Face à cette menace croissante, de nombreux jeunes juifs quittent la France. « Certains sont déjà partis en Israël, d'autres réfléchissent sérieusement à l'émigration », confie l'activiste Shmuel Lubezki.
La situation s'est encore détériorée après l'escalade du conflit à Gaza. En 2023, le Service de protection de la communauté juive en France (SPCJ) a recensé plus de 1 600 incidents antisémites — plus que durant les trois années précédentes réunies. Plus de 1 200 d'entre eux ont eu lieu dans les derniers mois de 2023, peu après l'attaque du Hamas du 7 octobre. À titre de comparaison, sur la même période en 2022, seuls 107 cas avaient été recensés. Parmi les agressions perpétrées en 2023, 85 concernaient des violences physiques.
En 2024, la violence n'a pas faibli. Le SPCJ a répertorié 1 570 actes antisémites, dont 106 agressions physiques — le pire bilan de la décennie.
Certains incidents ont même choqué les Français, pourtant habitués aux faits divers alarmants. En juillet 2024, deux inconnus ont violemment agressé une femme âgée d'origine juive, la jetant au sol, la rouant de coups et l'insultant : « Sale juive, c'est bien ce que tu mérites ! » Un mois auparavant, trois adolescents avaient tabassé et violé une fillette juive de 12 ans, la menaçant de mort. En décembre 2023, un homme armé d'un couteau s'était introduit dans une école maternelle juive de la banlieue parisienne, menaçant les enfants et faisant référence au massacre du 7 octobre.
Les formes plus insidieuses d'antisémitisme se multiplient aussi. Selon un sondage du CRIF en septembre dernier, 12 % des Français jugent que le départ des juifs du pays serait « une bonne chose ». En 2020, seuls 6 % partageaient cet avis. Parmi les jeunes de moins de 35 ans, cette proportion grimpe à 17 %. Plus alarmant encore, 14 % des jeunes Français expriment de la sympathie pour le Hamas. « C’est un revirement inquiétant. Les jeunes sont de plus en plus perméables aux théories antisémites et islamistes qui circulent sur les réseaux sociaux », souligne Yonathan Arfi, président du CRIF.
Les préjugés antisémites restent également ancrés au sein d’une partie des Français de confession musulmane. Les sondages indiquent que 31 % d'entre eux pensent que les juifs sont « plus riches que la moyenne des Français », 27 % estiment que les juifs « exploitent la mémoire de la Shoah à leur avantage », et 25 % croient que les juifs possèdent « trop de pouvoir dans l'économie et la finance ».
Cette montée inquiétante de l'antisémitisme touche aussi d'autres pays européens. Au Royaume-Uni, l'année 2023 a enregistré un record d'incidents antisémites — 4 300 cas recensés, dont plus de la moitié survenus après le 7 octobre. En 2024, les attaques ont légèrement diminué à 3 500, mais ce chiffre reste 1,5 à 2 fois plus élevé que les années précédentes. Dans 6 % des cas, il s’agissait d’agressions physiques.
L'épisode le plus choquant s'est produit à Amsterdam en novembre 2023. Des manifestants pro-palestiniens se sont livrés à une véritable chasse aux supporters israéliens : ils les ont frappés, jetés dans les canaux et traqués jusque devant leurs hôtels. Plus de 20 personnes ont été blessées. En Israël, cette agression a été qualifiée de « pogrom antisémite ».
Partout en Europe, les communautés juives se referment sur elles-mêmes. Les gens ont peur de porter la kippa, une étoile de David ou d’accrocher une mezouza à leur porte. Des étudiants juifs sont exclus des universités, tandis que les domiciles, les synagogues et les cimetières juifs continuent d’être profanés.
« Nous luttons pour la survie de la vie juive en Europe », a déclaré Menahem Margolin, président de l'Association juive européenne. « Les juifs en tenue traditionnelle ou ceux qui affichent leur identité sont confrontés à des menaces et des persécutions. Nous devons cacher qui nous sommes pour simplement nous sentir en sécurité. »
Ces dernières années, l'Europe connaît une flambée d'antisémitisme qui inquiète non seulement les pays à forte population juive, mais aussi ceux où les communautés sont peu nombreuses. Allemagne, Suisse, Autriche, Tchéquie, Irlande — les crimes antisémites se multiplient partout, et à une échelle effrayante.
En Allemagne, où résident environ 120 000 juifs, plus de 2 200 « crimes antisémites à motivation politique » ont été recensés entre octobre et décembre 2023. C'est plus de quatre fois supérieur au chiffre enregistré sur la même période en 2022. En 2024, ce nombre a explosé pour atteindre 4 500 incidents. « Aujourd’hui, la vie des juifs en Allemagne est plus menacée que jamais depuis la Shoah », a reconnu Felix Klein, commissaire fédéral à la lutte contre l’antisémitisme. Selon lui, l'antisémitisme s’est infiltré dans toutes les couches de la société.
Un des cas les plus inquiétants s'est produit en Irlande, qui est devenue, après le 7 octobre 2023, l'un des critiques les plus virulents d'Israël en Europe. Non seulement le gouvernement irlandais a reconnu l'État de Palestine, mais il a également accusé Israël de commettre un génocide contre la population de Gaza. De plus, Dublin a rejoint la plainte déposée par l'Afrique du Sud contre Israël devant la Cour internationale de justice, ce qui a poussé Tel-Aviv à fermer son ambassade en Irlande.
Les sentiments antisémites en Irlande ne se limitent pas aux discours des politiciens. En 2024, un scandale a éclaté dans le pays après la publication d’un rapport de l'ONG éducative Impact-se. Ce rapport a révélé des falsifications flagrantes dans les manuels scolaires irlandais. Dans l’un d’eux, le camp d’extermination nazi d’Auschwitz était présenté comme un « camp de prisonniers de guerre » ; dans un autre, les juifs étaient décrits comme « des gens qui n'aiment pas Jésus », tandis que le judaïsme était décrit comme une religion tolérant la violence et les guerres.
« Les marches pro-palestiniennes, la rhétorique agressive des politiciens et des médias, ainsi que les manifestations antisémites dans les écoles et les universités plongent la communauté juive dans l'angoisse et la confusion », a confié Maurice Cohen, président du Conseil représentatif juif d'Irlande, lors d'une interview accordée à The Insider. Selon lui, l'antisémitisme en Irlande a des racines historiques : autrefois, les Irlandais sympathisaient avec les juifs qui luttaient contre le mandat britannique en Palestine, tout comme les Irlandais eux-mêmes se battaient pour leur indépendance face à Londres. Toutefois, avec le temps, ce discours s'est inversé : désormais, les sympathies se portent davantage sur les Palestiniens, considérés comme des victimes de « colonisateurs israéliens ». En outre, dans les années 1970-1980, l'Armée républicaine irlandaise (IRA) a activement collaboré avec l'Organisation de libération de la Palestine, contribuant ainsi à renforcer les sentiments antisionistes.
Les experts soulignent que cette explosion soudaine de l’antisémitisme en Europe et dans le monde ne peut être expliquée uniquement par la réaction aux actions militaires israéliennes. Ce phénomène se développe depuis plusieurs décennies. D’après Jean-Yves Camus, directeur de l'Observatoire des radicalités politiques à la Fondation Jean-Jaurès, le point de départ remonte à l'année 2000, lors du déclenchement de la seconde Intifada et de l'échec des négociations de paix entre Israël et l'Autorité palestinienne. Depuis lors, le nombre d'incidents antisémites a grimpé en flèche. Par exemple, en France, on comptait seulement 82 actes antisémites en 1999, mais ce chiffre est monté à 744 en 2000, puis à 974 en 2004.
Même pendant les périodes de relative accalmie au Proche-Orient, le niveau d’agression en Europe n’est jamais retombé aux niveaux des années 1990. En 2020-2021, la pandémie de COVID-19 est devenue un nouveau catalyseur de l’antisémitisme. Des théories complotistes sur un prétendu « complot juif » derrière les confinements et la vaccination se sont propagées à grande vitesse. En 2023, bien avant l'escalade du conflit à Gaza, le nombre d'incidents antisémites dans des pays à forte communauté juive comme les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et l'Italie avait déjà dépassé les niveaux de 2022.
« La guerre à Gaza n'a fait qu’attiser un feu déjà hors de contrôle », notent les auteurs d’un rapport du Centre d'étude du judaïsme européen contemporain de l’université de Tel-Aviv.
Face à cette montée inquiétante, les experts soulignent la transformation même de l’antisémitisme. Au-delà de l'antisémitisme traditionnel, souvent associé à l'extrême droite, émerge aujourd'hui une menace croissante : l'antisionisme radical. Cette forme de haine se cache derrière une critique politique d'Israël, mais se révèle souvent ouvertement antisémite.
« Beaucoup se disent aujourd’hui “antisionistes” et prétendent : “Non, je ne hais pas les juifs, je hais les sionistes”, explique Carole Nuriel, directrice de la branche Proche-Orient de l’Anti-Defamation League (ADL). Mais ne vous y trompez pas : l'antisionisme, c'est de l'antisémitisme déguisé. Car qui sont les sionistes ? Ceux qui croient que le peuple juif a un droit historique à sa terre. »
Le slogan « De la rivière à la mer, la Palestine sera libre », souvent scandé lors des manifestations contre Israël, est classé par les experts de l'ADL parmi les slogans antisémites. Il appelle en effet à la destruction de l'État juif et à l'expulsion de sa population juive. Ce mot d'ordre va à l’encontre du principe des « deux États pour deux peuples », soutenu par l'ONU. En Tchéquie et en Bavière, ce slogan a été reconnu comme un appel à la haine, tandis qu’aux Pays-Bas, il est interdit en tant qu'incitation à la violence.
Selon Ksenia Krimer, historienne spécialiste du judaïsme et de la Shoah, la diffusion de l’idée du « sionisme comme colonialisme » est le résultat d'une propagande massive menée par l'Union soviétique à partir de la fin des années 1960. « L’URSS a utilisé cette idée comme outil d’influence sur les partis communistes des pays occidentaux, et elle s’est enracinée dans les milieux gauchistes radicaux en Occident, y compris dans les cercles culturels et intellectuels », explique Krimer.
Cette manipulation idéologique a conduit à une vision extrêmement simplifiée du conflit israélo-palestinien : « l’impitoyable occupant israélien » contre « la victime palestinienne sans défense ». Pendant ce temps, les souffrances d’autres peuples, comme les Ouïghours en Chine ou les Soudanais en Afrique, suscitent à peine une fraction de l’indignation mondiale provoquée par la situation à Gaza.
L’antisémitisme en Europe n’est plus un phénomène marginal. Il s’est infiltré dans le discours public, alimenté par les prises de position politiques et la propagande agressive sur les réseaux sociaux. Et cette tendance ne menace pas seulement les communautés juives, mais aussi la stabilité même des démocraties européennes.
Aujourd’hui, Israël est devenu pour les antisémites une sorte de « juif collectif », estime Monika Schwarz-Friesel, professeure à l’Université technique de Berlin et spécialiste de l’antisémitisme. Selon elle, les vieux mythes sur les « juifs tueurs d’enfants », « accapareurs de richesses » ou « destructeurs de nations », qui ont nourri la judéophobie pendant des siècles, sont désormais projetés sur Israël moderne. Dans cette logique, le conflit au Proche-Orient n'est pas la cause de la haine contre Israël, mais simplement un prétexte pour ranimer des préjugés profondément ancrés. « Le simple fait qu'Israël existe symbolise la survie du peuple juif, et c'est une épine dans le pied de tous les antisémites », souligne Schwarz-Friesel.
Entre la droite et la gauche : des sympathies politiques inattendues
La rhétorique anti-israélienne, qui s’est intensifiée dans le sillage du conflit à Gaza, a provoqué une situation paradoxale. Les juifs européens, traditionnellement proches des forces libérales et de gauche, commencent désormais à se tourner vers les partis de droite, qui promettent de lutter contre l’islamisation et les mouvements radicaux.
« Aujourd’hui, la principale menace pour les juifs de France vient des musulmans et des radicaux de gauche », affirme le rabbin de la synagogue de Rouen, Shmuel Lubezki. « La gauche normalise l’antisémitisme en le déguisant sous des discours anti-sionistes », explique-t-il. « De nombreux juifs ont préféré voter pour l'extrême droite lors des dernières élections, voyant en elle un contrepoids aux militants de la gauche radicale. Les ultraconservateurs détestent les musulmans, et certains juifs pensent que cela réduit l'hostilité à leur égard », ajoute-t-il.
Ces sentiments sont confirmés par les données sociologiques. Selon un sondage du CRIF, 55 % des sympathisants du parti d'extrême gauche La France insoumise (LFI) et 52 % des électeurs du Rassemblement national de Marine Le Pen adhèrent à des stéréotypes négatifs sur les juifs. Cependant, les différences entre les deux camps apparaissent nettement lorsqu'il s'agit de leur position face au Hamas. Parmi les sympathisants de LFI, 25 % éprouvent de la sympathie pour cette organisation terroriste et 44 % refusent de reconnaître le Hamas comme un mouvement extrémiste, même après les attentats du 7 octobre. Du côté des électeurs de Marine Le Pen, ces chiffres tombent respectivement à 4 % et 75 %.
Ces données ne sont pas anodines. Le chef de file de LFI, Jean-Luc Mélenchon, est depuis longtemps connu pour sa rhétorique anti-israélienne. Il a qualifié les juifs français de « minorité arrogante » et les a accusés d'être responsables de la mort de Jésus-Christ. Après les attaques du Hamas, Mélenchon et ses alliés ont non seulement refusé de condamner l’attentat, mais ont également qualifié les terroristes de « mouvement de résistance ». L’une des députées de son parti, Rima Hassan, a même déclaré que l’attaque du Hamas était un « acte légitime » et qu'Israël « n’avait aucun droit à l'autodéfense ».
D’après une étude menée par Fondapol et l'American Jewish Committee (AJC), 92 % des juifs français considèrent La France insoumise comme la principale force politique responsable de la montée de l'antisémitisme dans le pays. Plus de la moitié des personnes interrogées (57 %) ont admis qu’elles envisageraient d’émigrer si un candidat issu de LFI remportait les prochaines élections présidentielles. « Il semble qu'il n'y ait plus d'avenir pour les juifs en France », a déclaré le grand rabbin de la Grande Synagogue de Paris, Moshe Sebbag, après le succès du bloc de gauche lors des élections.
Face à cette situation, les populistes de droite tentent de se présenter comme un « bouclier » pour les communautés juives. Un exemple frappant est celui du politicien néerlandais Geert Wilders, chef du Parti pour la liberté (PVV), qui a remporté les élections en novembre 2023. Lors de sa campagne, le PVV a souligné son soutien indéfectible à Israël, qu’il qualifie de « seule véritable démocratie du Moyen-Orient », et a promis de transférer l'ambassade des Pays-Bas à Jérusalem tout en fermant la mission diplomatique néerlandaise à Ramallah.
Marine Le Pen adopte une stratégie similaire. Lors de sa campagne présidentielle, elle a réaffirmé à plusieurs reprises la nécessité de protéger les juifs français contre le radicalisme islamique. Fin 2023, plusieurs membres de son parti ont même participé à une marche de soutien à Israël organisée par la communauté juive française. Ce geste a marqué un tournant : Israël, qui boycottait auparavant le Rassemblement national, a entamé des contacts officiels avec ce parti. Le ministre israélien des Affaires étrangères, Gideon Saar, a personnellement chargé ses services d'engager le dialogue avec le parti de Le Pen, ainsi qu'avec les Démocrates suédois et le parti espagnol Vox, eux aussi longtemps marginalisés.
Le président du Rassemblement national, Jordan Bardella, doit se rendre en Israël en mars 2025 pour participer à une conférence internationale sur la lutte contre l'antisémitisme.
« Pendant longtemps, les électeurs juifs votaient selon les mêmes critères que les autres Français », commente le sociologue Sébastien Mosbah-Natanson de l’Université de la Sorbonne. « Mais aujourd’hui, les choses changent. Pour de nombreux juifs, l'extrême droite est devenue celle qui affiche ouvertement son soutien à Israël et à la communauté juive ».
En effet, dans les circonscriptions à forte population juive, les candidats du Rassemblement national ont obtenu nettement plus de voix qu'aux élections précédentes. Cependant, tous ne sont pas prêts à soutenir Marine Le Pen. Ses liens passés avec les milieux néonazis, ainsi que les déclarations controversées de son père Jean-Marie Le Pen, condamné pour négationnisme, continuent de susciter la méfiance de nombreux juifs français.
Certains électeurs juifs ont préféré soutenir lors des élections le parti Reconquête dirigé par l’écrivain Éric Zemmour, issu d’une famille juive d’origine algérienne. Bien que Reconquête affiche également des positions radicales, ce parti ne traîne pas derrière lui le même passif sulfureux que le Rassemblement national.
Par ailleurs, pour les juifs orthodoxes, voter pour Marine Le Pen soulève des questions d’ordre religieux. Ses propositions visant à interdire la viande halal et le port du hijab pourraient, selon certains, aboutir à des restrictions concernant les traditions juives, notamment l'abattage rituel casher.
Les experts estiment qu'aux élections présidentielles de 2027, un nombre significatif de voix juives pourrait revenir à l’actuel ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau, qui prône une politique migratoire stricte mais ne bénéficie pas de la réputation de radicalisme associée aux figures de l’extrême droite.
Ainsi, les juifs européens se retrouvent face à un dilemme politique complexe. La gauche, autrefois perçue comme le principal défenseur des droits des minorités, est de plus en plus associée à une rhétorique anti-israélienne agressive. La droite, malgré son passé controversé, tente désormais de se positionner comme la protectrice des communautés juives. Ce contexte oblige les juifs à choisir entre des forces politiques dont chacune présente ses propres risques et contradictions.
L’Europe est aujourd’hui confrontée à une tendance alarmante : l'antisémitisme n’est plus l’apanage des seuls extrémistes ou groupes marginaux. Il s'est infiltré aux deux extrémités du spectre politique — dans les mouvements d'extrême gauche comme dans les rangs des populistes de droite —, créant une menace sans précédent pour les communautés juives européennes.
Le paradoxe de l'AfD : entre soutien à Israël et révisionnisme historique
Le parti Alternative für Deutschland (AfD), grand vainqueur des dernières élections en Allemagne, affiche ostensiblement son soutien à Israël et aux communautés juives. Dans un communiqué publié par son groupe parlementaire le 7 octobre 2023, peu après l'attentat du Hamas, il était déclaré : « Nous condamnons avec la plus grande fermeté l'attaque terroriste. Nous sommes pleinement solidaires d'Israël et du peuple juif. » Le parti a également soutenu l'interdiction totale en Allemagne du mouvement BDS (Boycott, Divestment and Sanctions), qui appelle au boycott des produits et entreprises israéliens.
Cependant, derrière cette rhétorique pro-juive affichée par l'AfD se cachent des tendances inquiétantes. Depuis plusieurs années, le parti est accusé de propager des stéréotypes antisémites et de chercher à relativiser le passé nazi de l'Allemagne. L’un des fondateurs de l’AfD, Alexander Gauland, avait notamment qualifié Adolf Hitler et les nazis de « simple tache de fiente d’oiseau » dans la « glorieuse histoire millénaire de l’Allemagne ». Il avait également déclaré que les Allemands devraient « être fiers des exploits de leurs soldats » pendant les deux guerres mondiales.
« Des membres de l’AfD ont à plusieurs reprises affirmé que les élèves ne devraient plus être emmenés en excursion dans les camps de concentration, ont insisté sur l’arrêt des réflexions autour de la culpabilité de l’Allemagne pour la Shoah et ont appelé à cesser de “se couvrir la tête de cendres” », souligne l’historienne Ksenia Krimer. « Lors du congrès de l'AfD, Elon Musk a repris cette idée, mais il est crucial de comprendre que ce n'est pas Musk qui l'a introduite — il n'a fait que refléter des opinions déjà ancrées au sein du parti », insiste-t-elle.
Dans ce contexte, il est significatif qu'Israël continue de refuser d’exclure l'AfD de sa « liste noire » des forces politiques avec lesquelles il n'entretient aucun contact diplomatique. Contrairement au Rassemblement national de Marine Le Pen ou au Parti pour la liberté néerlandais de Geert Wilders, avec lesquels Tel-Aviv a ouvert un dialogue, l'AfD reste sous surveillance en raison de ses liens avec des milieux néonazis et de ses déclarations ambiguës sur la Shoah.
Une méfiance enracinée dans la communauté juive allemande
La communauté juive d'Allemagne, qui compte environ 120 000 membres, perçoit l'AfD avec une profonde méfiance. Il y a quelques années, l’ancienne dirigeante de l’AfD, Frauke Petry, avait pourtant affirmé que son parti représentait « le garant de la sécurité de la vie juive » en Allemagne grâce à sa position stricte contre l’immigration islamique. Mais le Conseil central des juifs d’Allemagne avait vivement dénoncé cette déclaration, affirmant que l’AfD est « un parti raciste et antisémite » qui « sème la haine, divise la société et menace la démocratie ».
À l'approche des élections anticipées au Bundestag en février 2024, le Conseil central s’est une nouvelle fois adressé aux communautés juives par une lettre ouverte. Son président, Josef Schuster, a exhorté les juifs à ne soutenir ni l'AfD, ni le parti d'extrême gauche Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW), soulignant que ces deux formations représentent une menace non seulement pour les communautés juives, mais aussi pour la société allemande dans son ensemble. « Les antisémites d'extrême droite et les ennemis radicaux d'Israël et de l'Ukraine de l'extrême gauche trouvent refuge dans l'AfD et le BSW. Il est évident que ces forces ne cherchent pas à œuvrer pour le bien de l'Allemagne », a déclaré Schuster.
L'antisémitisme comme dénominateur commun
Les experts soulignent que l’antisémitisme contemporain s’est infiltré dans divers courants politiques. Si les populistes de droite tentent souvent de minimiser la responsabilité historique de l'Allemagne dans la Shoah, les radicaux de gauche, sous couvert de discours anti-israéliens, propagent des idées qui légitiment implicitement la violence contre les juifs.
« Nous sommes attaqués par les amis du Hamas, nous sommes attaqués par les anti-impérialistes d'extrême gauche, nous sommes attaqués par les islamistes, nous sommes attaqués par les extrémistes de droite. Des groupes politiques qui sont généralement des ennemis mortels s’unissent dans l’antisémitisme — avec une rage que nous n’avions jamais vue auparavant », a déclaré Sigmount Königsberg, délégué de la communauté juive de Berlin à la lutte contre l'antisémitisme.
Une communauté juive entre deux feux
Pour les juifs européens, le paysage politique actuel est devenu un véritable champ de mines. D'un côté, les partis d'extrême gauche, historiquement défenseurs des minorités, soutiennent de plus en plus une rhétorique pro-palestinienne et ignorent souvent les manifestations antisémites dans leurs rangs. De l'autre, les forces d'extrême droite tentent de se présenter comme les protecteurs des juifs, tout en diffusant des idées qui sapent la mémoire de la Shoah et encouragent le révisionnisme historique.
Dans ce climat délétère, les communautés juives européennes se retrouvent face à un choix difficile. Confrontés à une agressivité croissante de la part des islamistes et des mouvements gauchistes radicaux, de nombreux juifs voient dans les populistes de droite une protection face à la menace physique. Cependant, leur confiance est ébranlée par les liens de ces partis avec des milieux néonazis, leur rhétorique sur la fin du « repentir perpétuel » lié à la Shoah, et leurs tentatives constantes de « réécrire l'histoire ».
Les experts préviennent que la menace qui pèse aujourd’hui sur les juifs européens ne provient pas d’un seul camp politique, mais d’une montée générale de la haine qui traverse l’ensemble du spectre politique. Dans ce contexte, les juifs d’Europe doivent non seulement rechercher des alliés fiables, mais aussi maintenir une vigilance historique constante pour éviter que les tragédies du passé ne se reproduisent.